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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/80

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me montrera l’un en commerce adultère, l’autre à la taverne, un autre à la cour29. Il me montrera le jovial philosophe Ariston[1] dissertant en litière (car il s’était réservé ce moment pour produire sa doctrine), Ariston, sur la secte duquel on interrogeait Scaurus qui répondit : « À coup sûr il n’est pas péripatéticien[2]. » Et Julius Græcinus, homme de mérite, sollicité de faire connaître son sentiment sur ce même philosophe : « Je ne sais qu’en dire, car j’ignore ce qu’il sait faire à pied ; » comme s’il s’agissait d’un gladiateur qui combat sur un char. Puis il me jettera à la tête ces charlatans qui, pour l’honneur de la philosophie, eussent mieux fait de la laisser là que d’en trafiquer. N’importe : je suis résolu à essuyer ses brocards. Qu’il me fasse rire : peut-être le ferai-je pleurer ; ou, s’il persévère dans son rire, je me réjouirai, autant qu’on peut le faire auprès d’un malade, qu’il ait gagné une folie gaie. Mais cette gaieté-là ne tient guère ; observe bien : tu verras les mêmes hommes passer à très-peu d’intervalle de leurs accès de rire à des accès de rage. Je me suis proposé d’entreprendre Marcellinus et de lui faire voir qu’il valait beaucoup mieux, quand bien des gens l’estimaient moins. Si je n’extirpe point ses vices, j’arrêterai leurs progrès ; ils ne cesseront pas, mais auront leurs intermittences ; peut-être même cesseront-ils, si ces intermittences passent en habitude. Ce résultat n’est pas à dédaigner, car aux affections graves d’heureux moments de relâche tiennent lieu de santé. Tandis que je me prépare à cette cure, toi qui as force et intelligence, qui sais d’où et jusqu’où tu es parvenu, qui par là pressens à quelle hauteur tu dois monter encore, achève de régler tes mœurs, de relever ton courage, tiens bon contre les terreurs de la vie et ne considère pas le nombre de ceux qui t’inspirent la crainte. Ne serait-ce pas folie, dis-moi, de craindre la foule en un lieu où l’on ne passe qu’un à la fois ? De même il n’y a point accès en toi pour plus d’un meurtrier, bien que plusieurs te menacent. Ainsi la nature l’a réglé : un seul homme pourra t’arracher la vie, tout comme un seul te l’a donnée.

Si tu avais quelque discrétion, tu me ferais remise de mon dernier tribut : moi du moins je ne lésinerai pas sur un reliquat d’intérêt, et ce que je te dois le voici : « Jamais je n’ai voulu

  1. Contemporain de Sénèque. Ne pas le confondre avec Ariston de Chio, disciple de Zénon.
  2. Ou promeneur à pied, surnom des disciples d'Aristote qui donnait ses leçons en se promenant