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Page:Séverine - Notes d'une frondeuse, 1894.djvu/234

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NOTES D’UNE FRONDEUSE

dépensé quinze cents francs en six semaines, ce qui n’était pas trop mal, à la vérité. Et il parla de cette unique saturnale de son existence avec remords… et regret de n’avoir pu continuer !

— Pourquoi avez-vous mis la police dans cette affaire-là ? Ça n’est pas chic.

Il eut un geste désespéré.

— Mais c’était une diablesse, une furie ! Madame, il y avait un mois que je la connaissais, et elle m’attribuait un enfant de sept ans ! J’avais besoin d’être protégé ; je ne pouvais plus sortir avec maman…

Maman ! Ce mot était bizarre, mêlé à tel récit dans la bouche de ce quadragénaire. L’on devint attentif, la moquerie s’éteignit peu à peu — et, dégagée des brocards, des huées, des sales injures, l’intimité de cet homme apparut distinctement.

Non seulement, il n’était pas ce qu’on avait dit, mais il était le contraire de ce qu’on avait dit. Jamais antithèse ne fut plus frappante, jamais contraste ne fut plus évident ! Il vivait, dans un modeste logis du boulevard Sébastopol, avec sa mère, âgée de soixante-quinze ans ; travaillant tout le jour, souvent toute la nuit, pour subvenir aux besoins d’une fillette qu’il adorait. Ce gros garçon naïf n’avait pas eu de jeunesse ; avait mené la vie austère du magistrat de province… en butte à tous les espionnages, à toutes les malveillances, toujours guetté, toujours dénoncé !

Tombé en disgrâce, il avait démissionné, repris le licol d’avocat. C’était dur ; et la politique (éloignant plus de clients qu’elle n’apportait de revenus) n’avait pas modifié la situation. Mais il s’était attelé à un projet de réforme judiciaire qu’il piochait, le soir, sous la lampe, tandis que la maman sommeillait en son grand fauteuil.