Aller au contenu

Page:Séverine - Notes d'une frondeuse, 1894.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
NOTES D’UNE FRONDEUSE

obéissance haineuse, dans cette abdication arrachée, un tel effroi des vérités souterraines se manifestait, que c’est à qui a creusé des cratères, pour faciliter l’éruption. Si bien que, maintenant, on ne danse plus sur un volcan — c’est le volcan qui danse sous nous !

Je ne m’en plains pas. Au point où nous en sommes, moi et mes collègues de misère, peu nous importe ce qui arrivera ! La chandelle qui devait éclairer nos vieux jours, est morte… administrateurs, parlementaires, l’ont mangée par les deux bouts. Quant au feu, il n’y en a plus guère, dans nos logis dont le terme est impayé ; où la femme gémit sur le bas de laine vide ; où les enfants, cette année comme l’autre, ont ignoré Noël.

On s’habitue à tout : même au chagrin, même à l’obligation de recommencer l’effort ; et le désespoir n’est permis qu’aux faibles, aux vieillards, aux impotents. J’ai de bons bras, je ne suis pas trop âgé, je me sens solide — donc, il faut s’attendrir sur d’autres que sur moi, qui réclame justice plutôt que pitié !

Mais, jusqu’ici, j’ignorais la colère. J’avais passé par les transes que nous avons tous subies ; de plus en plus désolé, à mesure que s’affirmait le désastre : pendant longtemps, n’y voulant point croire ; reprenant courage, sans perdre patience, à chaque phase nouvelle… puis, à la fin, le cœur crevé de savoir mon pauvre magot perdu, et pardonnant pourtant au Grand Français, en considération de la douleur qu’il devait ressentir de son propre échec.

Mon père avait réussi avec lui, à Suez ; moi, j’échouais avec lui, à Panama — c’était presque les hasards de la guerre ! Le chef était le même, les troupes valaient autant : on n’avait pas la chance, voilà tout !