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Page:Séverine - Notes d'une frondeuse, 1894.djvu/31

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NOTES D’UNE FRONDEUSE

manité et ne vit plus qu’animalement. Celui qui n’a qu’un sou n’achète pas un journal, mais du pain.

Ils sont beaucoup ainsi ; vous les avez laissés devenir trop — les famines de l’antiquité faisaient des mercenaires et non des citoyens. Ces êtres hâves, déguenillés, qui grelottent sans chemise, par ces temps de gelée, dans leurs habits de toile ; qui couchent sous les ponts, dans les taillis, à l’angle des bornes ; allez donc secouer leur déchéance, et les adjurer de sauver ce que vous appelez la République !

Votre République, qu’a-t-elle fait pour eux ? Où est leur toit, où est leur fierté ? Leurs femelles crèvent à l’hôpital — quand il y a de la place ! — et sont déchiquetées par les carabins. Leurs enfants (car ils ont des enfants, ô misère !) agonisent sur un matelas de pavés, avec un édredon de neige. Leurs morts pourrissent dans la fosse commune, Ils n’ont pas — sur tout ce territoire de France dont certains possèdent presque des départements ! — ils n’ont pas un lambeau de sol pour y reposer, dans le sommeil ou dans la mort !

Et vous vous étonnez que ces noyés se raccrochent à la première branche venue, cette branche fût-elle de laurier ! Et vous vous exaspérez de ce que ces malheureux (qui, depuis dix-sept ans, voient les Présidents succéder aux Présidents, les Assemblées aux Assemblées sans que leur sort soit en rien amélioré ; sans qu’il soit ajouté un cotret à leur feu ; sans qu’il soit retranché un sou au prix de leur pain), vous vous exaspérez de ce que, l’estomac vide et la tête perdue, ils emboîtent le pas, comme les pauvres de tous pays, au premier régiment qui passe, s’enrichissant de la dorure des uniformes, grisant leur peine de la musique saoûlante des cuivres !

Le pain est à quatre sous la livre — la France est,