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RÉCITS GALLICIENS.

aimé, alors que son tambour et mon sabre étaient devenus la proie du temps et de la poussière, et que, tandis qu’il menait les charrettes de son père, je me creusais la tête à traduire Homère et Cicéron.

Que de fois, assis presque à ras du sol, sur un petit banc établi près du grand poêle vert, je regardais Goldfarb vaquer à son commerce, les paysans absorber mélancoliquement leur eau-de-vie, Kezia Goldfarb, son éternel sourire sur les lèvres, piétiner dans la taverne, maniant prestement la craie de ses doigts potelés, le petit Benjamin tout ébouriffé jouer par terre avec Esterka aux prunelles de braise ! Et pendant ce temps je chassais les mouches, qui montraient pour Moïse Goldfarb une sympathie inquiétante, et dont les essaims tourbillonnaient dans l’air comme les canards sauvages sur l’étang de Bielka.

J’ignore pourquoi l’aspect du grand Moïse Goldfarb, avec sa chevelure abondamment bouclée et sa longue barbe, me rappelait les patriarches de l’ancienne alliance, tandis qu’il ne me fût jamais venu à l’idée de comparer notre curé ou le pasteur du village aux disciples de Jésus-Christ, bien que cependant leurs images, surtout celle du doux saint Jean, hantassent volontiers mon imagination. Ce qui me plaisait particulièrement, c’est que Moïse Goldfarb, qui avait pris son parti de ma présence dans sa maison comme d’un mal nécessaire, ne me parlait jamais religion, à l’encontre du pasteur, qui profitait de mes visites à ses enfants pour m’attirer à lui en me prenant par la main, avec un sourire pâteux qui me tournait sur le cœur comme un morceau de lard rance, ne tarissait pas sur la supériorité de son Église, sur l’idolâtrie qui caractérisait le culte romain, et me prêchait l’humilité évangélique. Les juifs ont, sur toutes les na-