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Page:Sacher-Masoch - A Kolomea - Contes juifs et petits russiens, 1879.djvu/277

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IL REVIENDRA.

ne souffrait pas autant que le prétendaient les gens du village. Un feu étrange allumait son cerveau, faisait palpiter son cœur, entretenait chez elle l’espérance et la soutenait. Tatiana possédait simplement une dose de cette intelligence vaste, de cette seconde vue qui semble être l’apanage des rêveurs et des poètes, et que le vulgaire traite de folie. Elle voyait dans l’avenir, elle pressentait des événements qui ne devaient avoir leur accomplissement que beaucoup plus tard. Elle s’en réjouissait, elle attendait. Voilà toute sa folie.

Souvent, lorsqu’elle était assise au crépuscule, à la croisée de la route, le regard perdu dans l’horizon grisâtre, il lui arrivait de se reporter par la pensée bien avant à travers la brume des années qu’elle avait vécues. Elle se rappelait son enfance, pleine de joie et de bonheur. Les gens qu’elle avait connus jadis flottaient comme des ombres autour d’elle, tandis qu’ils reposaient depuis longtemps sous les arbres noueux dans le petit cimetière du village, où il ne restait plus d’autre souvenir d’eux que des croix déjà rongées par la mousse. Elle parlait à ces ombres, elle leur souriait, elle se revoyait toute petite, avec ses longues nattes de cheveux châtains, ses yeux pétillants, foulant de ses pieds nus les prairies émaillées, courant après les papillons, ou cherchant dans la forêt des fraises savoureuses, dont la pourpre éclatait à l’ombre transparente des genévriers.

Son père était un riche paysan. Riche autant qu’il était possible de l’être à cette époque où le robot existait encore, et où le peuple se laissait dîmer par son frère le seigneur d’abord, par sa mère l’Église et son père l’État, ensuite, enfin par les visites du cousin Moschko[1].

  1. Quolibet donné à l’usurier juif.