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Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/13

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sang mes plaisirs. Puis à mon tour j’ai porté le joug et me suis courbé sous le fouet, j’ai peiné pour les autres, travaillé sans repos et sans trêve pour grossir mon gain. Heureux ou misérable, riche ou pauvre, je ne redoutais qu’une chose, — la mort. J’ai tremblé à l’idée de quitter cette existence, j’ai maudit le jour où je suis né en songeant à la fin qui nous attend. Que de tourments, tant que j’espérais encore !… Mais la science m’est venue. J’ai vu la guerre des vivants, j’ai vu l’existence sous son vrai jour… Il hocha la tête, et s’absorba dans ses réflexions.

— Et quelle est la science que tu possèdes ? demandai-je après une pause.

— Le premier point, c’est que vous autres, pauvres fous, vous vous imaginez que Dieu a fait le monde aussi parfait que possible et qu’il a institué un ordre moral. Fatale erreur ! Le monde est défectueux, l’existence est une épreuve, un triste pèlerinage, et tout ce qui vit, vit de meurtre et de vol !

— Ainsi, selon vous, l’homme n’est qu’une bête féroce ?

— Sans doute ; la plus intelligente, la plus sanguinaire, la plus cruelle des bêtes féroces. Quelle autre est si ingénieuse à opprimer ses semblables ? Partout je ne vois que lutte et rivalité, que meurtre, pillage, fourberie, servitude… Toute peine, tout effort n’a d’autre mobile que l’existence, — vivre à tout prix et transmettre sa misérable vie à d’autres créatures !

La seconde vérité, continua gravement le vieillard, c’est que la jouissance n’a rien de réel ; qu’est-ce donc, sinon la fin d’un besoin qui nous dévore ?