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Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/134

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tout tourna autrement que nous ne l’avions pensé. Deux ans plus tard cependant la servitude a été abolie, et à cette heure le paysan est un homme libre.

— Et votre seigneur, qu’est-il devenu ? demandai-je.

— Il fut enfermé dans une forteresse, répondit Kolanko ; sa femme se consola pendant son absence avec un voisin, puis en 1848 il fut relâché avec les autres rebelles polonais.

— C’est vers ce temps que je pris ma seconde capitulation[1], dit Balaban. Je fis la guerre de Hongrie ; au cœur de l’hiver, nous passâmes les monts Krapacks ; on se battit à Kaschau, à Tarczal ; puis nous gagnâmes la grande bataille de Kapolna et celle d’Iszeszeg. Ensuite il fallut nous replier ; l’hiver fut terrible, beaucoup de nos hommes restèrent sur le bord des chemins, engourdis par le froid, et s’y endormirent, le sourire aux lèvres. Enfin nous donnâmes encore une fois la chasse aux Magyars, jusqu’à ce que Kossuth s’échappât de la Hongrie comme un écureuil s’échappe de la forêt… Des temps mémorables, monsieur ! Les camarades tombèrent les uns après les autres, celui-ci par la balle, celui-là sous un coup de sabre ; tel autre s’est noyé ou est mort sur la route après avoir embrassé son sachet de terre natale. Les survivants se félicitaient, moi seul je ne tenais point à la vie, et je me pris à douter de tout. Où donc y avait-il une justice ?…

  1. Que je repris du service après avoir fait deux congés.