Aller au contenu

Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


PROLOGUE.

L’ERRANT


Nos fusils sur l’épaule, nous marchions avec précaution, le vieux garde et moi, dans la forêt vierge qui étale ses masses noires et compactes au pied des Karpathes. Les ombres du soir assombrissaient encore cet océan sans rivages de pins drus et serrés ; aucun bruit ne troublait le silence, aucune voix d’être vivant, aucun frémissement dans les arbres, pas d’autre lumière que de temps en temps un lambeau de la résille d’or mat que le soleil couchant jetait encore sur la mousse et les herbes. Parfois le ciel d’un bleu pâle, sans nuages, apparaissait entre les cimes immobiles des vieux pins. Un lourd parfum de pourriture végétale était suspendu dans les branches entrelacées. Sous nos pas, rien ne craquait, on enfonçait comme dans un tapis. De fois à autre on rencontrait un de ces blocs erratiques, frustes et moussus, qui sont semés sur les pentes des Karpathes, dans les forêts et jusque dans la plaine couverte de moissons dorées, témoins silencieux d’une époque oubliée où les flots d’une mer battaient les flancs déchiquetés de nos montagnes.