Aller au contenu

Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point noir, puis nous sommes seuls de nouveau. On dirait que nous n’avançons plus ; rien ne change autour de nous, pas même le ciel, qui demeure complètement fixe, sans nuages, d’une teinte uniforme comme s’il était blanchi à la chaux, immobile et sans éclat. On s’aperçoit seulement que le froid devient plus aigu, plus pénétrant ; c’est un froid qui cingle. Mosche Leb-Kattoun a senti une douleur ; il ramasse, effrayé, une poignée de neige pour s’en frictionner l’oreille, puis rabat avec soin les oreillettes de son bonnet fourré. Est-ce donc que notre traîneau serait arrêté comme un navire au milieu d’un calme plat, qui s’agite sans changer de place ? Peut-être croyons-nous seulement avancer, — de même que nous croyons vivre ; car au fond vivons-nous réellement ? Vivre, n’est-ce pas être ? Or cesser d’être, c’est n’avoir jamais été.

Voici un corbeau qui arrive ; il fend l’air de ses ailes sinistres, le bec ouvert et silencieux. Il s’approche, il voltige autour d’une butte de neige. Est-ce un monceau de gravois, est-ce une meule de foin oubliée, perdue, où il devine des souris ? Il en fait le tour en sautillant et en voletant, puis, l’inspection terminée, se perche dessus et joue du bec. C’est une charogne. Il ne reste pas seul longtemps : c’est maître loup qui montre déjà sa nuque velue ; il lève le museau, prend le vent et accourt au trot. Arrivé au but, il flaire, il regarde l’oiseau, gémit et frétille de la queue comme un chien qui retrouve son maître. Le corbeau est debout, sa voix rauque est joyeuse, il bat de l’aile. « Viens, frère, il y en a pour nous