Aller au contenu

Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MARQUIS DE SADE — 1790
265


livres de meubles, des portraits précieux, tout est lacéré, brûlé, emporté, pillé, sans qu’il me soit possible d’en retrouver un fétu ; et tout cela par la pure négligence de madame de Sade. Elle avait eu dix jours à elle pour retirer mes effets ; elle ne pouvait douter que la Bastille, que l’on farcissait pendant ces dix jours d’armes, de poudre, de soldats, ne se préparât soit à l’attaque, soit à la défense[1]. Pourquoi donc ne se pressait-elle pas d’enlever mes effets ?.. mes manuscrits ?.. mes manuscrits, sur la perte desquels je verse des larmes de sang !.. On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées… Non, mon ami, non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi. Depuis cette époque, la sensible et délicate madame de Sade ne veut plus me voir. Une autre aurait dit : « Il est malheureux, il faut essuyer ses larmes » ; cette logique du sentiment n’a point été la sienne. Je n’ai pas assez perdu, elle veut me ruiner, elle fait plaider en séparation. Elle va, par ce procédé inconcevable, légitimer toutes les calomnies vomies contre moi ; elle va couvrir de malheur et d’opprobres ses enfants et moi, et tout cela pour vivre, ou plutôt pour végéter délicieusement, selon elle, dans un couvent, où quelque confesseur la console sans doute, aplanit à ses yeux le sentier du crime, de l’horreur et de la flétrissure où sa conduite va nous engager tous. Quand cette femme recevrait des conseils de mon plus mortel ennemi, il serait impossible qu’ils fussent plus mauvais et plus dangereux.

Vous comprenez facilement, mon cher avocat, qu’au moyen des sommes déplacées jadis sur la dot de ma femme (cent soixante mille livres) et dont il faut que mon bien réponde, cette séparation va me ruiner, et c’est ce que veulent ces monstres. Hélas, grand Dieu ! J’avais cru que dix-sept ans de malheurs, dont treize de prison dans d’horribles cachots, pourraient expier quelques imprudences de jeunesse. Vous le voyez, mon ami, je me suis trompé. La rage des Espagnols ne s’apaise jamais, et cette exécrable famille est espagnole. Aussi Voltaire a dit dans Alzire : « Tu parais Espagnol… et tu sais pardonner ? »……


Le marquis pleure sur la noire trahison de sa femme et parle de ses projets. (Sans date).

……J’ai perdu toute ma matinée, et si vous saviez à quoi !… Oh ! madame de Sade, quel changement dans votre âme !… Quels procédés horribles !… Mon ami !… Mon cher avocat ! Si vous saviez les indignités que cette femme me fait !… J’écris les larmes aux yeux, je n’en puis dire davantage !… Baste ! Vous n’apprendrez tout cela que trop tôt !……

Quelque envie que j’aie d’être en Provence, je crois ne devoir pas vous dissimuler qu’il sera presque impossible que j’y aille avant la fin de février.

  1. La Bastille, avec une garnison de trente suisses du régiment de Salis-Samade, quatre-vingts invalides et sept prisonniers, n’avait, le quatorze juillet, que pour deux jours de vivres.