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Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/41

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— XXVII —


la portée de l’ordonnance royale, l’application des anciens titres. Tout est procès et plaids ; tout est conflit de droits, d’attributions et de préséances autour du roi, dans les parlements, aux prétoires des officiers subalternes, et partout c’est le plus subtil et le mieux emparlé qui l’emporte.

C’est pourquoi chacun a ses griefs et met au net un projet de réformes en les ressassant. Mais ces querelles intestines attestent encore la forte et complexe unité du corps qu’elles déchirent. Les forces qui vont se déchaîner, les passions qui attendent leur libre détente, les haines qui auront leur revanche ne se repaissent encore que de récriminations contre les abus. Il est bien vrai que l’accroissement de la fortune mobilière et l’élargissement de l’horizon économique par le grand négoce et par la banque ont déjà ébranlé l’assiette du corps social, tandis que la diffusion des gazettes manuscrites, des papiers publics et des livres, l’action de la philosophie et des loges y instille lentement le poison qui tuera la France royale dans une crise généralisée de délire. Cependant la plupart des Français restent réfractaires à la propagande des sociétés de pensées : ils se disputent pour l’aménagement de leur maison, mais ils ne songent point à la reconstruire. L’ordre millénaire, qui a fait de chaque province et de chaque communauté un état à l’image de ses habitants et une république à leur usage, survit à la décrépitude des grandes institutions nationales et triomphe encore de la gêne créée par la multiplicité des coutumes et des barrières douanières. Nos devanciers sont allés à la révolution sans la voir dans la furieuse controverse qui les divise. Ils ont rédigé des cahiers, dénoncé les abus, vitupéré les passe-droits tout en réclamant leurs propres avantages, dressé un inventaire complet des réformes, mais il n’y avait pas chez beaucoup de ces mécontents trace de la métaphysique qui allait transformer les revendications en principes.

La révolution a été bien plus un phénomène d’aimantation de la pensée que la mise en chantier d’un plan systématiquement conçu. Toute son œuvre positive, ou presque, a d’ailleurs été accomplie à son début, c’est-à-dire sous le signe de la royauté, sinon conformément aux volontés du monarque, et se serait faite sans elle. Elle a tué une civilisation, mais elle n’a pas créé une doctrine de gouvernement capable d’assurer l’état contre la poussée déjà en action des forces économiques. C’est pourquoi toutes les nations, qu’elles aient ou non passé par cette crise de sentimentalité illuminée et féroce, se trouvent aujourd’hui, mais avec plus