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Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/60

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— XLVI —


encaisser toute la somme qu’il demande. On découvre dans cet esprit en perpétuelle dérive une hantise de la certitude, et sa cupidité s’exprime en opérations mathématiques qui, si absurdes ou si illusoires qu’elles soient dans leur objet, sont généralement correctes en elles-mêmes. Sa ténacité à vouloir son dû est si grande, même quand il ne s’agit pas d’argent, qu’il existe de lui une vingtaine de lettres échelonnées sur plus d’une année, où il réclame, sans se lasser, un pot d’anchois de deux ou trois livres.

Le marquis ne met d’ailleurs aucune honte à se procurer des fonds par tous les moyens. Il y a chez lui tous les instincts de l’usurier et de l’agioteur, bien que ses spéculations soient souvent chimériques. Il convoite tous les biens dont on affiche la vente et met l’enchère avant de savoir comment il payera. Il établit de faux bilans, fait paraître de fausses dettes, accuse de faux besoins, exagère son dénuement, commet sans sourciller des abus de confiance. Il désire l’argent, il l’appelle, il l’exige avec une tension mentale qui confine à l’extase. Il maudit ses fils à la seule pensée qu’il pourrait être frustré, par leur faute, d’un héritage et d’une échéance. Il les tient pour des monstres sitôt qu’il les soupçonne d’avoir un intérêt opposé au sien. La fortune de ses proches lui appartient par avance ; l’annonce de la mort d’une cousine lui cause de véritables transports où la cupidité la plus honteuse se mêle à la plus réjouissante folie. On peut le mener loin en faisant tinter un écu. Il fait souvent songer à un maquignon ivre.

Je ne voudrais pas dépouiller le « divin marquis » de la couronne de fer des mauvais anges, mais je retrouve le même petit homme dans les excès de lubricité qui lui ont valu l’honneur de fournir un néologisme à la langue universelle. Non pas que la légende ait exagéré ses aberrations, et je n’ajouterais rien si je voulais me représenter le marquis à ses plus beaux moments au saisissant crayon que Fleuret a tracé de lui dans sa « Bienheureuse Raton ». Mais enfin M. de Mazan n’est pas un Gilles de Rais. Il a puisé son goût pour les jeunes garçons dans les récits d’histoire ancienne, et je crois que ce vice n’était pas fort ancré chez lui : simple curiosité de regarder la tapisserie à l’envers. On devine dans ses fantaisies sanglantes la même curiosité infantile mêlée à une sensualité sauvage ; il se soulage en jouant du canif comme un tardillon accroupi qui regarde tomber les gringuenaudes de son derrière. Le marquis conserve avec l’âge la mentalité d’un enfant précoce, mais il n’est pas dominé par la monotone passion des grands invertis ; ses égare-