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Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/195

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cependant mis au jour dans la seule intention de satisfaire sa brutale lubricité. J’ajoutai à cela tout ce qu’on pouvait dire pour étayer ce système que le bon sens dicte, et que le cœur conseille quand il n’est pas absorbé par les préjugés de l’enfance. “Et que t’importe, ajoutai-je, que cette créature-là soit heureuse ou infortunée ? Éprouves-tu quelque chose de sa situation ? Écarte ces vils liens dont je viens de te démontrer l’absurdité, et isolant alors entièrement cette créature, la séparant tout à fait de toi, tu verras que non seulement son infortune doit t’être indifférente, mais qu’il peut même devenir très voluptueux de la redoubler. Car enfin tu lui dois de la haine, cela est démontré, et tu te venges ; tu fais ce que les sots appellent une mauvaise action, et tu sais l’empire que le crime eut toujours sur les sens. Voici donc deux motifs de plaisir dans les outrages que je veux que tu lui fasses : et les délices de la vengeance, et ceux qu’on goûte toujours à faire le mal.” Soit que je misse avec Lucile plus d’éloquence que je n’en emploie ici pour vous rendre le fait, soit que son esprit, déjà très libertin et très corrompu, avertît sur-le-champ son cœur de la volupté de mes principes, mais elle les goûta, et je vis ses belles joues se colorer de cette flamme libertine qui ne manque jamais de paraître chaque fois qu’on brise un frein. “Eh bien ! me dit-elle, que faut-il faire ? — Nous en amuser, lui dis-je, et en tirer de l’argent. Quant au plaisir, il est sûr, si tu adoptes mes principes ; quant à l’argent, il l’est de même, puisque je peux faire servir, et ta vieille mère, et ta sœur, à deux différentes parties qui nous deviendront très lucratives.” Lucile accepte, je la branle pour l’exciter encore mieux au crime, et nous ne nous occupons plus que des arrangements. Occupons-nous d’abord de vous détailler le premier plan, puisqu’il fait nombre dans la classe des goûts que j’ai à vous conter, quoique je le dérange un peu de sa place pour suivre l’ordre des événements, et quand vous serez instruits de cette première branche de mes projets, je vous éclairerai sur la seconde.

« Il y avait un homme, dans le monde, fort riche, fort en crédit et d’un dérèglement d’esprit qui passe tout ce qu’on peut dire. Comme je ne le connaissais que sous le titre de comte, vous trouverez bon, quelque instruite que je puisse être de son nom, que je ne vous le désigne que par ce seul titre. Le comte était dans toute la force des passions, âgé au plus de trente-cinq ans, sans foi, sans loi, sans dieu, sans religion, et doué surtout, comme vous, messieurs, d’une invincible horreur pour ce qu’on appelle le sentiment de la charité ; il disait qu’il était plus fort que lui de le comprendre, et qu’il n’admettait pas qu’on pût imaginer d’outrager la nature au point de déranger l’ordre qu’elle avait mis dans les différentes classes de ses individus, en en élevant un par des secours à la place de l’autre, et en employant à ces secours absurdes et révoltants des sommes bien plus agréablement employées à ses plaisirs. Pénétré de ces sentiments, il ne s’en tenait pas là ; non seulement il trouvait une jouissance réelle dans le refus du secours, mais il améliorait même cette jouissance par des outrages à l’infortune. Une de ses voluptés, par exemple, était de se faire chercher avec soin de ces asiles ténébreux, où