Aller au contenu

Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 21 —

absolument tous les moyens. Adélaïde, n’ayant plus que ses larmes à offrir à l’infortune, allait encore les répandre sur leurs maux, et son cœur impuissant, mais toujours sensible, ne pouvait cesser d’être vertueux. Elle apprit un jour qu’une malheureuse femme allait venir prostituer sa fille au président, parce que l’extrême besoin l’y contraignait. Déjà le paillard enchanté se préparait à cette jouissance du genre de celle qu’il aimait le mieux ; Adélaïde fit vendre en secret une de ses robes, en fit donner tout de suite l’argent à la mère et la détourna, par ce petit secours et quelque sermon, du crime qu’elle allait commettre. Le président venant à le savoir (sa fille n’était pas encore mariée) se porta contre elle à de telles violences qu’elle en fut quinze jours au lit, et tout cela sans que rien pût arrêter l’effet des tendres mouvements de cette âme sensible.

Julie, femme du président et fille aînée du duc, eût effacé les deux précédentes sans un défaut capital pour beaucoup de gens, et qui peut-être avait décidé seul la passion de Curval pour elle ; tant il est vrai que les effets des passions sont inconcevables et que leur désordre, fruit du dégoût et de la satiété, ne peut se comparer qu’à leurs écarts. Julie était grande, bien faite, quoique très grasse et très potelée, les plus beaux yeux bruns possibles, le nez charmant, les traits saillants et gracieux, les plus beaux cheveux châtains, le corps blanc et dans le plus délicieux embonpoint, un cul qui eût pu servir de modèle à celui même que sculpta Praxitèle, le con chaud, étroit et d’une jouissance aussi agréable que peut l’être un tel local, la jambe belle et le pied charmant, mais la bouche la plus mal ornée, les dents les plus infectes, et une saleté d’habitude sur tout le reste de son corps, et principalement aux deux temples de la lubricité, que nul autre être, je le répète, nul autre être que le président, sujet aux mêmes défauts et les aimant sans doute, nul autre assurément, malgré tous ses attraits, ne se fût arrangé de Julie. Mais pour Curval, il en était fou : ses plus divins plaisirs se cueillaient sur cette bouche puante, il était dans le délire en la baisant, et quant à sa malpropreté naturelle, bien loin de la lui reprocher, il l’y excitait au contraire et avait enfin obtenu qu’elle ferait un parfait divorce avec l’eau. À ces défauts Julie en joignait quelques autres, mais moins désagréables sans doute : elle était très gourmande, elle avait du penchant à l’ivrognerie, peu de vertu, et je crois que si elle l’eût osé, le putanisme l’eût fort peu effrayée. Élevée par le duc dans un abandon total de principes et de mœurs, elle adoptait assez cette philosophie, et de tout point sans doute il y avait de quoi faire un sujet ; mais, par un effet encore très bizarre du libertinage, il arrive souvent qu’une femme qui a nos défauts nous plaît bien moins dans nos plaisirs qu’une qui n’a que des vertus : l’une nous ressemble, nous ne la scandalisons pas ; l’autre s’effraye, et voilà un attrait bien certain de plus. Le duc, malgré l’énormité de sa construction, avait joui de sa fille, mais il avait été obligé de l’attendre jusqu’à quinze ans, et malgré cela il n’avait pu empêcher qu’elle ne fût très endommagée de l’aventure, et tellement, qu’ayant envie de la marier, il avait été obligé de cesser ses jouissances et de