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Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/244

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coquins-là me séduirait, et dans l’état où je suis je ferais peut-être pis qu’eux. »

« Quelque temps après cette aventure, je fus seule chez un autre libertin, dit Duclos, dont la manie, peut-être plus humiliante, n’était pourtant pas aussi sombre. Il me reçoit dans un salon dont le parquet était orné d’un très beau tapis, me fait mettre nue, puis, me faisant placer à quatre pattes : “Voyons, dit-il, en parlant de deux grands danois qu’il avait à ses côtés, voyons qui, de mes chiens ou de toi, sera le plus leste ; va chercher !” Et en même temps, il jette de gros marrons rôtis à terre, et me parlant comme à une bête : “Apporte, apporte !” me dit-il. Je cours à quatre pattes après le marron, dans le dessein d’entrer dans l’esprit de sa fantaisie et de le lui rapporter, mais les deux chiens, s’élançant après moi, m’ont bientôt devancée ; ils saisissent le marron et le rapportent au maître. “Vous êtes une franche maladroite, me dit alors le patron, avez-vous peur que mes chiens ne vous mangent ? N’en craignez rien, ils ne vous feront aucun mal, mais, intérieurement, ils se moqueront de vous s’ils vous voient moins habile qu’eux. Allons, votre revanche… apporte !” Nouveau marron lancé, et nouvelle victoire remportée par les chiens sur moi. Enfin le jeu dura deux heures, pendant lesquelles je ne fus assez adroite pour saisir le marron qu’une fois, et le rapporter à la bouche à celui qui l’avait lancé. Mais que je triomphasse ou non, jamais ces animaux, dressés à ce jeu, ne me faisaient aucun mal ; ils semblaient, au contraire, se jouer et s’amuser avec moi comme si j’eusse été de leur espèce. “Allons, dit le patron, voilà assez travaillé ; il faut manger.” Il sonna, un valet de confiance entra. “Apporte à manger à mes bêtes”, dit-il. Et en même temps, le valet apporta une auge de bois d’ébène, qu’il posa à terre, et qui était remplie d’une espèce de hachis de viande très délicat. “Allons, me dit-il, dîne avec mes chiens, et tâche qu’ils ne soient pas aussi lestes au repas qu’ils l’ont été à la course.” Il n’y eut pas un mot à répondre, il fallut obéir, et, toujours à quatre pattes, je mis la tête dans l’auge, et comme le tout était très propre et très bon, je me mis à pâturer avec les chiens qui, très poliment, me laissèrent ma part, sans me chercher la moindre dispute. Tel était l’instant de la crise de notre libertin : l’humiliation, l’abaissement dans lequel il réduisait une femme échauffait incroyablement ses esprits. “La bougresse ! dit-il alors, en se branlant, la garce, comme elle mange avec mes chiens ! Voilà comme il faudrait traiter toutes les femmes, et si on le faisait, elles ne seraient pas si impertinentes ; animaux domestiques comme ces chiens, quelle raison avons-nous de les traiter autrement qu’eux ? Ah ! garce, ah ! putain ! s’écria-t-il alors en s’avançant et me lâchant son foutre sur le derrière ; ah ! bougresse, je t’ai donc fait manger avec mes chiens !” Ce fut tout ; notre homme disparut, je me rhabillai promptement, et trouvai deux louis sur mon mantelet, somme usitée, et dont le paillard, sans doute, avait coutume de payer ses plaisirs.