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Page:Sainte-Beuve - À propos des bibliothèques populaires, 1867.djvu/26

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rapport personnel ; jamais nous n’avions eu l’occasion d’échanger une parole ; jamais même nous ne nous étions rencontrés ni vus.

« Je ne vous connais, monsieur, que par ce droit que vous vous êtes arrogé publiquement et de haut sur la direction et l’expression de ma pensée.

« Je ne ferai rien qui puisse dénaturer le caractère essentiellement public du conflit. Je ne me laisserai pas entraîner sur un autre terrain où la raison n’est plus libre.

« Je n’ai donc point cherché à désigner deux amis chargés de régler cette affaire avec messieurs vos témoins : si honorables que soient quatre personnes choisies à cette fin et dans ces conditions, je ne sens pas là de vrais arbitres.

« Il y a tel arbitrage devant lequel je me fusse incliné, un arbitrage pacifique, né du Sénat même, émané de son honorable Président[1], un tribunal devant lequel on aurait exposé et débattu directement, c’est-à-dire en personne, ses griefs et ses raisons. Dans la situation si particulière que les circonstances m’ont faite vis-à-vis du Sénat, et dans laquelle je me renferme, il ne s’est offert aucune ouverture en ce sens, et, retranché comme je le suis dans mon isolement, il ne m’eût pas convenu de rien provoquer en ce sens-là.

« Je ne vois donc pour juge compétent que le public, le grand public, tout le monde, ce quelqu’un qui a plus d’esprit que personne et qui a autant d’honneur que qui que ce soit, — un honneur qui n’est pas le point d’honneur et où il entre de la raison.

« Sainte-Beuve




PARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, RUE SAINT-BENOIT, 7.
  1. Si cette sorte d’arbitrage avait eu lieu, il m’eût été bien difficile de ne pas faire sourire l’illustre Président lui-même en m’autorisant auprès de lui d’un texte de droit romain qui semble fait exprès pour le cas en litige. L’empereur Vespasien a, en effet, énoncé ce principe : « Non oportere maledici Senatoribus, remaledici civile fasque esse. » (Suétone, Vesp., IX.) — « Il ne faut point dire de parole mal sonnante à un sénateur ; mais s’il en dit une lui-même, il est permis de lui bien répliquer. » Or, c’était à l’occasion du démêlé d’un chevalier avec un sénateur que Vespasien rendait cet arrêt : à plus forte raison est-ce vrai de sénateur à sénateur.