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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/136

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s’irritait, elle vous disait avec une désespérante clémence : « Venez, et je vous guérirai. » Et elle y a réussi pour quelques-uns, pour le plus grand nombre. Tous ses amis, à bien peu d’exceptions près, avaient commencé par l’aimer d’amour. Elle en avait beaucoup, et elle les avait presque tous gardés. M. de Montlosier lui disait un jour qu’elle pouvait dire comme le Cid : Cinq cents de mes amis. Elle était véritablement magicienne à convertir insensiblement l’amour en amitié, en laissant à celle-ci toute la fleur, tout le parfum du premier sentiment. Elle aurait voulu tout arrêter en avril. Son cœur en était resté là, à ce tout premier printemps où le verger est couvert de fleurs blanches et n’a pas de feuilles encore.

Je pourrais ici raconter de souvenir bien des choses, si ma plume savait être assez légère pour passer sur ces fleurs sans les faner. À ses nouveaux amis (comme elle voulait bien quelquefois les appeler), Mme Récamier parlait souvent et volontiers des années anciennes et des personnes qu’elle avait connues. « C’est une manière, disait-elle, de mettre du passé devant l’amitié. »

Sa liaison avec Mme de Staël, avec Mme Moreau, avec les blessés et les vaincus, la jeta de bonne heure dans l’opposition à l’Empire, mais il y eut un moment où elle n’avait pas pris encore de couleur. Fouché, voyant cette jeune puissance, eut l’idée de s’en faire un instrument. Il voulut faire entrer Mme Récamier, à l’origine, comme dame d’honneur dans la maison impériale ; il n’aimait pas la noblesse, et aurait désiré avoir là quelqu’un d’influent et de dévoué. Elle ne voulut pas se prêter à un tel rôle. Bientôt elle fut dans l’opposition, surtout par ses amis et par l’idée qu’on se faisait d’elle.

Elle n’y était pas encore, un jour qu’elle dînait chez une des sœurs de Bonaparte. On avait voulu la faire