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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/138

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de son père, tous l’aimaient de passion. Henri de Laval se rencontrait souvent chez elle avec le duc de Laval son père ; il tenait bon et ne sortait pas, ce dont le bon duc enrageait, et, comme il avait de l’esprit, il écrivait à Mme Récamier le plus agréablement du monde : « Mon fils lui-même est épris de vous, vous savez si je le suis ; c’est au reste le sort des Montmorency :

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »

Mme Récamier était la première à raconter ces choses, et elle en souriait avec gaieté. Elle a conservé presque jusqu’à la fin ce rire enfant, ce geste jeune qui lui faisait porter son mouchoir à la bouche comme pour ne pas éclater. Mais, dans la jeunesse, cette enfance de sentiments, avec le gracieux manège qui s’y mêlait, amena plus d’une fois (peut-on s’en étonner ?) des complications sérieuses. Tous ces hommes attirés et épris n’étaient pas si faciles à conduire et à éluder que cette dynastie pacifiée des Montmorency. Il dut y avoir autour d’elle, à de certaines heures, bien des violences et des révoltes dont cette douce main avait peine ensuite à triompher. En jouant avec ces passions humaines qu’elle ne voulait que charmer et qu’elle irritait plus qu’elle ne croyait, elle ressemblait à la plus jeune des Grâces qui se serait amusée à atteler des lions et à les agacer. Imprudente comme l’innocence, je l’ai dit, elle aimait le péril, le péril des antres, sinon le sien ; et pourquoi ne le dirai-je pas aussi ? à ce jeu hasardeux et trop aisément cruel, elle a troublé, elle si bonne, bien des cœurs ; elle en a ulcéré, sans le vouloir, quelques-uns, non-seulement d’hommes révoltés et aigris, mais de pauvres rivales, sacrifiées sans qu’elle le sût et blessées. C’est là un côté sérieux que sa charité finale n’a pas été tout à fait sans comprendre ; c’est une leçon que la gravité su-