Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centre de son monde, le grand intérêt de sa vie, celui auquel je ne dirai pas qu’elle sacrifiait tous les autres (elle ne sacrifiait personne qu’elle-même), mais auquel elle subordonnait tout. Il avait ses antipathies, ses aversions et même ses amertumes, que les Mémoires d’outre-tombe aujourd’hui déclarent assez. Elle tempérait et corrigeait tout cela. Comme elle était ingénieuse à le faire parler quand il se taisait, à supposer de lui des paroles aimables, bienveillantes pour les autres, qu’il lui avait dites sans doute tout à l’heure dans l’intimité, mais qu’il ne répétait pas toujours devant des témoins ! Comme elle était coquette pour sa gloire ! Comme elle réussissait parfois aussi à le rendre réellement gai, aimable, tout à fait content, éloquent, toutes choses qu’il était si aisément dès qu’il le voulait ! Elle justifiait bien par sa douce influence auprès de lui le mot de Bernardin de Saint-Pierre : « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. » Et ici à quelle tristesse elle avait affaire ! tristesse que René avait apportée du ventre de sa mère, et qui s’augmentait en vieillissant ! Jamais Mme de Maintenon ne s’ingénia à désennuyer Louis XIV autant que Mme Récamier pour M. de Chateaubriand. « J’ai toujours remarqué, disait Boileau en revenant de Versailles, que, quand la conversation ne roulait pas sur ses louanges, le Roi s’ennuyait d’abord, et était prêt ou à bâiller ou à s’en aller. » Tout grand poète vieillissant est un peu Louis XIV sur ce point. Elle avait chaque jour mille inventions gracieuses pour lui renouveler et rafraîchir la louange. Elle lui ralliait de toutes parts des amis, des admirateurs nouveaux. Elle nous avait tous enchaînés aux pieds de sa statue avec une chaîne d’or.

Une personne d’un esprit aussi délicat que juste, et qui l’a bien connue, disait de Mme Récamier : « Elle a