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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/157

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jusqu’à la mort pour les moindres fautes ; qui, du bon ou du mauvais sujet, fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d’officiers pleins d’honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement parce qu’il est peu formé à la marche et qu’il manque d’ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions où la nature des lieux seconde son caractère résistant, mais devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu’on ne surmonte qu’avec de la vivacité, de l’audace et de l’enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n’est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l’instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l’Angleterre était fait pour l’esprit peu étendu, mais sage et résolu, de sir Arthur Wellesley. »

Une réflexion sévère ressort déjà : c’est combien la prudence et la ténacité ont raison, à la longue, du génie et de la force qui abuse d’elle-même. Laissons de côté ce qui tient à la grandeur d’imagination et de poésie : le grand rôle politique définitif restera aux Pitt et aux Wellington, à ces opiniâtres temporisateurs. Je dis Pitt, car si de sa personne il mourut à la peine, ce fut sa politique qui triompha en 1814 par ses continuateurs et ses élèves. On ne saurait dire que Napoléon avec son génie n’ait pas eu toutes les sortes d’idées politiques profondes ; mais trop souvent ces idées ne faisaient que lui traverser en éclair la pensée, et n’y séjournaient pas avec la fixité et la prédominance qui conviennent aux vraies idées politiques. Le je ne sais quoi de gigantesque, comme je l’ai appelé, l’enlevait au delà. Génie si positif pourtant dans le détail, son idéal, pour dernier terme, sortait hors du possible. Son dernier mot, quand il l’articulait, tenait peut-être autant et plus du poëte que du politique. Il y avait dans cette pensée, même si ferme, une certaine hauteur où commençait l’éblouissement et