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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/171

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cinq ans, qui avait huit ans de plus qu’André Chénier, quatorze ans de plus que Chateaubriand, et qui eût été tout préparé à les comprendre, à les unir, à leur donner des excitations et des vues, à les mettre à même chacun d"étendre et de compléter leur horizon. Ce fut le rôle, en effet, de M. Joubert auprès de M. de Chateaubriand, qu’il connut en 1800, dès le retour de celui-ci de Londres. M. de Chateaubriand, à ce beau moment de sa vie (ce beau moment, pour moi, est le moment littéraire, et s’étend depuis Atala, par René, par les Martyrs, jusqu’au Dernier des Abencerrages), M. de Chateaubriand eut alors, comme poëte, un bonheur que bien peu obtiennent : il rencontra deux amis, deux critiques à part, Fontanes et Joubert, faits tout exprès pour lui, pour l’avertir ou pour le guider. On n’a ordinairement qu’un ange gardien, il en eut deux alors : l’un tout à fait gardien, Fontanes, le contenant en particulier, le défendant au besoin devant tous, le couvrant du bouclier dans la mêlée : l’autre, plutôt excitant et inspirateur, M. Joubert, celui-ci l’enhardissant à demi-voix, ou lui murmurant de doux avis dans une contradiction pleine de grâce. La meilleure, la plus fine critique à faire sur les premiers et grands ouvrages littéraires de M. de Chateaubriand, se trouverait encore dans les Lettres et les Pensées de M. Joubert. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette critique et de la dégager ; j’en toucherai pourtant tout à l’heure quelque chose.

La vie de M. Joubert est toute dans ses pensées ; mais on ne dirait pas de cette vie le peu qui est à en dire, si l’on ne parlait de Mme de Beaumont. Cette fille de l’ancien ministre M. de Montmorin, échappée pendant la Terreur au sort du reste de sa famille, et qui trouva grâce à cause de son abattement et de sa pâleur, était un de ces êtres touchants qui ne font que glisser dans la