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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/180

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Nous sommes très-sensibles depuis quelques années à ce que nous nommons la force, la puissance. Souvent, quand il m’est arrivé de hasarder quelque remarque critique sur un talent du jour, on m’a répondu : « Qu’importe ! ce talent a de la puissance. » Mais quelle sorte de puissance ? M. Joubert va répliquer pour moi : « La force n’est pas l’énergie : quelques auteurs ont plus de muscles que de talent. La force ! je ne la hais ni ne la crains ; mais j’en suis, grâce au Ciel, tout à fait désabusé. C’est une qualité qui n’est louable que lorsqu’elle est ou cachée ou vêtue. Dans le sens vulgaire, Lucain en eut plus que Platon, Brébeuf plus que Racine. » Il nous dira encore : « Où il n’y a point de délicatesse, il n’y a point de littérature . Un écrit où ne se rencontrent que de la force et un certain feu sans éclat, n’annonce que le caractère. On en fait de pareils, si l’on a des nerfs, de la bile, du sang et de la fierté. » M. Joubert adore l’enthousiasme, mais il le distingue de l’explosion, et même de la verve, qui n’est que de seconde qualité dans l’inspiration, et qui remue tandis que l’autre émeut : « Boileau, Horace, Aristophane eurent de la verve ; La Fontaine, Ménandre et Virgile, le plus doux et le plus exquis enthousiasme qui fut jamais. » L’enthousiasme, en ce sens, pourrait se définir une sorte de paix exaltée. Les beaux ouvrages, selon lui, n’enivrent pas, mais ils enchantent. Il exige de l’agrément et une certaine aménité, même dans les sujets austères ; il réclame du charme partout, même dans la profondeur : « Il faut porter du charme dans ce qu’on approfondit, et faire entrer dans ces cavernes sombres, où l’on n’a pénétré que depuis peu, la pure et ancienne clarté des siècles moins instruits, mais plus lumineux que le nôtre. » Ces mots de lumineux et de lumière reviennent fréquemment chez lui et trahissent cette nature ailée, amie