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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/183

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sorte, pour récréation, et pour petite débauche finale, une débauche digne de Pythagore ! Et ma rhétorique française s’est trouvée finie.

En résumé, s’il s’agissait de lui assigner son caractère, M. Joubert avait toute la délicatesse qu’on peut désirer d’un esprit, mais il n’eut pas toute la puissance. Il était « de ces esprits méditatifs et difficiles qui sont distraits sans cesse de leur œuvre par des perspectives immenses et les lointains du beau céleste dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon. » Ils se consument à la peine. Il avait à un trop haut degré le sentiment du parfait et du fini : « Achever sa pensée ! s’écriait-il, cela est long, cela est rare, cela cause un plaisir extrême ; car les pensées achevées entrent aisément dans les esprits ; elles n’ont pas même besoin d’être belles pour plaire, il leur suffit d’être finies. La situation de l’âme qui les a eues se communique aux autres âmes, et y transporte son repos. » Il eut quelquefois cette douceur d’achever une pensée, mais il n’eut jamais celle de les joindre entre elles et de composer un monument.

Un philosophe de ce temps-ci, homme d’infiniment d’esprit lui-même, a coutume de distinguer ainsi trois sortes d’esprits :

Les premiers, à la fois puissants et délicats, qui excellent comme ils l’entendent, exécutent ce qu’ils conçoivent, et atteignent le grand et le vrai beau ; une rare élite entre les mortels !

Les seconds, délicats surtout, et qui sentent leur idée supérieure à leur exécution, leur intelligence plus grande encore que leur talent, même quand celui-ci est très-réel. Ils se dégoûtent aisément, dédaignent les suffrages faciles, et aiment mieux juger, goûter et s’abstenir, que de rester au-dessous de leur idée et d’eux-