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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/247

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terprétations auxquelles prêteraient ses paroles. Quand la paille sèche jonche les rues et tourbillonne au gré du vent, il y a à prendre garde aux moindres étincelles, même quand l’étincelle jaillirait d’un foyer sacré.

Je n’ai réussi que bien imparfaitement à rendre cette physionomie singulière, originale, attrayante, si peu gallicane et si française, qui plaît jusque dans ses hasards, où le naturel se dégage en jets heureux de quelques bizarreries de goût, où l’audace ne compromet pas de réelles beautés ; cet orateur au vêtement blanc, à l’air jeune, à la parole vibrante, aux prunelles de feu, et dont les lèvres, faites pour s’ouvrir et laisser courir la parole, expriment à la fois l’ardeur et la bonté. Je veux pourtant lui faire une petite querelle en finissant. Le Père Lacordaire est généreux, il l’est avec ses adversaires de tout genre. Il l’est pour les protestants, par exemple, et dans son Oraison funèbre d’O’Connell, au sujet de l’émancipation des catholiques, il leur a rendu une solennelle action de grâces sous les voûtes un peu étonnées de Notre-Dame. Un jour, au collége Stanislas, il lui est arrivé de parler du Saint-Simonisme, alors tout récent ; je me souviens d’une sorte de prière, qui était généreuse aussi. Il est généreux, en un mot, pour tous ceux qui croient à quelque degré. Il a parlé de Luther sans outrage, avec un sentiment respectueux pour cette riche et puissante nature ; mais tout à coup, à propos de Luther même, citant un bon mot d’Érasme, il a ajouté :

« Vous connaissez tous Érasme, Messieurs. C’était, en ce temps-là, le premier académicien du monde. À la veille des tempètes qui devaient ébranler l’Europe et l’Église, il faisait de la prose avec l’élasticité la plus consommée. On se disputait dans l’univers un de ses billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à l’erreur ou à la vérité, donner à l’une ou à l’autre sa parole, sa gloire et son sang,