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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/310

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qu’on n’ait pas le droit de la constater ici en simple prose. Ce n’est d’ailleurs jamais un déshonneur pour une femme d’avoir été aimée et chantée par un vrai poëte, même quand elle semble ensuite en être maudite. Cette malédiction elle-même est un dernier hommage. Un confident clairvoyant pourrait dire : « Prenez garde, vous l’aimez encore ! »

Cet amour fut le grand événement de la vie de M. de Musset, je ne parle que de sa vie poétique. Son talent tout à coup s’y épura, s’y ennoblit ; à un moment la flamme sacrée parut rejeter tout alliage impur. Dans les poésies qu’il produisit sous cet astre puissant, presque tous ses défauts disparaissent ; ses qualités, jusque-là éparses et comme en lambeaux, se rejoignent, s’assemblent, se groupent dans une mâle et douloureuse harmonie. Les quatre pièces que M. de Musset a intitulées Nuits, sont de petits poëmes composés et médités, qui marquent la plus haute élévation de son talent lyrique. La Nuit de Mai et celle d’Octobre sont les premières pour le jet et l’intarissable veine de la poésie, pour l’expression de la passion âpre et nue. Mais les deux Nuits de Décembre et d’Août sont délicieuses encore, cette dernière par le mouvement et le sentiment, l’autre par la grâce et la souplesse du tour. Toutes les quatre, elles forment dans leur ensemble une œuvre qu’un même sentiment anime et qui a ses harmonies, ses correspondances habilement ménagées.

J’ai voulu relire à côté les deux célèbres pièces de la jeunesse de Milton, l’Allegro, et surtout le Penseroso. Mais, dans ces compositions de suprême et un peu froide beauté, le poëte n’a pas la passion en lui ; il attend le mouvement du dehors, il reçoit successivement ses impressions de la nature ; il se contente d’y porter une disposition grave, noble, sensible, mais calme,