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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/324

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de l’expérience et du bon sens, au nom de l’humilité humaine, n’est venu lui dérouler les objections qui n’auraient rien diminué de ses mérites vigoureux de penseur et d’ordonnateur, qui auraient laissé subsister bien des portions positives de son œuvre, mais qui auraient fait naître quelques doutes sur le fond de sa prétention exorbitante.

Je suis de ceux qui doutent, en effet, qu’il soit donné à l’homme d’embrasser avec cette ampleur, avec cette certitude, les causes et les sources de sa propre histoire dans le passé : il a tant à faire pour la comprendre bien imparfaitement dans le présent, et pour ne pas s’y tromper à toute heure ! Saint Augustin a fait cette comparaison très-spirituelle. Supposez que, dans le poëme de l’Iliade, une syllabe soit douée, un moment, d’âme et de vie : cette syllabe, placée comme elle l’est, pourrait-elle comprendre le sens et le plan général du poëme ? C’est tout au plus si elle pourrait comprendre le sens du vers où elle est placée, et le sens des trois ou quatre vers précédents. Cette syllabe animée un moment, voilà l’homme ; et vous venez lui dire qu’il n’a qu’à le vouloir pour saisir l’ensemble des choses écoulées sur cette terre, dont la plupart se sont évanouies sans laisser de monuments ni de traces d’elles-mêmes, et dont les autres n’ont laissé que des monuments si incomplets et si tronqués !

Cette objection ne s’adresse pas à M. Guizot seul, mais à toute l’école doctrinaire dont il a été l’organe et le metteur en œuvre le plus actif, le plus influent. Elle s’adresse à bien d’autres écoles encore, qui se croient distinctes de celle-là et qui ont donné sur le même écueil. Le danger surtout est très-réel pour quiconque veut passer de l’histoire à la politique. L’histoire, remarquez-le, ainsi vue à distance, subit une singulière