Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porté à la scène, j’avais une crainte ; je craignais l’invraisemblance, une certaine indélicatesse à cet amour filial converti en amour, même conjugal et légitime. L’idée de Jean-Jacques, appelant Mme de Warens maman, m’avait toujours dégoûté. Ici la chose est sauvée, autant que possible, avec une simplicité que les acteurs, pour leur part, ont aidée d’un parfait bon goût. La femme, Madeleine Blanchet, ne se doute pas de cet amour, et la seule idée qu’elle puisse être aimée ainsi n’approche pas d’elle, sinon tout à la fin. Le Champi lui-même ne s’avoue cette pensée et ne l’ose exprimer que quand la malveillance a déjà parlé par la bouche de la Sévère. Les personnages se font à eux-mêmes les objections, ce qui soulage et désarme le spectateur. Finalement la femme, qui n’a pas eu un éclair de coquetterie, et qui, jusque dans sa mise, a soin de se montrer plutôt fanée avant l’âge, ne fait que se résigner et ne semble consentir que parce que tout le monde le veut. En un mot, le mariage qui couronne le dévouement du Champi n’est pas un mariage d’amour, c’est un mariage à la fois de devoir, d’honneur et de tendresse. Rien ne gâte, selon moi, l’impression saine de cette pièce touchante, et, si l’imagination n’est pas tout à fait flattée sur un point, le cœur du moins n’y est pas offensé. Je dis cela, sachant toutefois qu’il est resté comme un froissement dans quelques âmes scrupuleuses, tant cette idée de mère, même de mère adoptive, est une idée sacrée ! On ne serait pas juste envers cette pièce du Champi, si l’on ne signalait, au moins en passant, l’excellent rôle de Jean Bonnin, l’idéal du paysan berrichon.

Voilà donc, grâce à Mme Sand, notre littérature moderne en possession de quelques tableaux de pastorales et de géorgiques bien françaises. Et, à ce propos, je son-