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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/423

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comme esprit, comme droiture et lumière de jugement, si elle n’avait pas tout tiré d’elle-même. De tout temps, elle fut la personne qui demanda le moins à son voisin ce qu’il fallait penser.

On la maria, selon le bel usage, à un homme qui ne lui convenait que par la naissance. Elle le jugea du premier coup d’œil, le prit en dégoût, le quitta, essaya par moments de se remettre avec lui, en trouva l’ennui trop grand, et finit par se passer avec franchise toutes les fautes et les inconséquences qui pouvaient nuire à la considération, même en ce monde de mœurs relâchées et faciles. Dans sa fleur de beauté sous la Régence, elle en respira l’esprit ; elle fut la maîtresse du Régent et de bien d’autres. Allant de mécompte en mécompte, elle cherchait toujours à réparer sa dernière faute par quelque expérience nouvelle. Plus tard, dans sa vieillesse, on la voit, jusqu’à la fin, faire tant qu’elle peut de nouvelles connaissances pour combler les vides ou diversifier le goût des anciennes : elle dut faire à plus forte raison la même chose en amour durant la première moitié de sa vie. Pourtant, à partir d’un certain moment, on la trouve établie sur un pied assez honorable de liaison régulière avec le président Hénault, homme d’esprit, mais incomparablement inférieur à elle. Elle s’accommodait finalement de lui, comme l’eût fait une personne sensée dans un mariage de raison. Vers ce temps (1740), Mme Du Deffand a un salon qui est devenu un centre ; elle est liée avec tout ce qu’il y a d’illustre dans les Lettres et dans le grand monde. De tout temps amie de Voltaire, elle l’est aussi de Montesquieu, de d’Alembert. Elle les connaît et les juge dans leur personne, dans leur caractère, plus volontiers encore que dans leurs écrits ; elle apprécie leur esprit à sa source, sans dévotion à aucun, avec indépendance. Si elle les