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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/431

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est vrai qu’elle avait déjà reçu une lettre de lui la veille, et cette lettre était surtout pour lui recommander le secret, la prudence. À quoi bon, dira-t-on, tant de prudence ? C’est qu’alors il y avait un cabinet noir ; on décachetait les lettres, et une lettre trop tendre, trop vive, de la part d’une femme de soixante-dix ans, une telle lettre divulguée pouvait aller au roi, à la Cour, amuser les courtisans, faire composer, sur ce commerce un peu singulier, quelques-uns de ces couplets satiriques comme Mme Du Deffand elle-même en savait si bien faire. Walpole ne se serait pas volontiers accommodé de cela. Mme Du Deffand était plus aguerrie : « On s’est moqué de nous, dites-vous ; mais ici on se moque de tout, et l’on n’y pense pas l’instant d’après. » Cette crainte de Walpole revient sans cesse ; il modère le plus qu’il peut sa vieille amie ; il la raille d’être romanesque, sentimentale ; il la pique en la taxant de métaphysique, ce qu’elle abhorre le plus. Elle lui répond avec colère, avec soumission, avec sentiment. Elle est ingénieuse à revenir sans cesse sur ce qu’il lui défend, sur cette pensée constante qui n’est que vers lui. S’il est malade, s’il n’écrit pas assez souvent, elle le menace agréablement des plus violentes extrémités :


« Remarquez bien, dit-elle, que ce ne sont point des lettres que j’exige, mais de simples bulletins : si vous me refusez cette complaisance, aussitôt je dirai à Viart (son secrétaire) : Partez, prenez vos bottes, allez à tire-d’aile à Londres, publiez dans toutes les rues que vous y arrivez de ma part, que vous avez ordre de résider auprès d’Horace Walpole, qu’il est mon tuteur, que je suis sa pupille, que j’ai pour lui une passion effrénée, et que peut-être j’arriverai incessamment moi-même ; que je m’établirai à Strawberry-Hill, et qu’il n’y a point de scandale que je ne sois prête à donner.

« Ah ! mon tuteur, prenez vite un flacon, vous êtes prêt à vous évanouir ; voilà pourtant ce qui vous arrivera, si je n’ai pas de vos nouvelles deux fois la semaine. »