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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/454

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un superbe faisceau. Mais le public n’a pas donné dans ces vues artificielles. Ce qui reste évident pour lui, c’est qu’on ne sent nulle part l’unité de l’homme ni le vrai d’une nature ; et, à la longue, ce désaccord devient insupportable dans une lecture de Mémoires.

Le poëte Gray a dit des Mémoires en général « que, si on voulait se contenter d’écrire exactement ce qu’on a vu, sans apprêt, sans ornement, sans chercher à briller, on aurait plus de lecteurs que les meilleurs auteurs. » Écrire de cette sorte ce qu’on a vu et ce qu’on a senti, ce serait, en effet, laisser un de ces livres simples et rares comme on en compte à peine quelques-uns. Mais il faudrait, pour cela, se dépouiller de toute affectation personnelle, de toute prétention, et n’avoir point en partage une de ces imaginations impérieuses, toutes-puissantes, qui, bon gré mal gré, se substituent, dans bien des cas, à la sensibilité, au jugement, et même à la mémoire. Or, une telle imagination est précisément le don et la gloire de M. de Chateaubriand ; il est curieux de voir combien, à ce miroir brillant, il s’est inexactement souvenu de ses propres impressions antérieures, et comme il leur a substitué, sans trop le vouloir, des impressions de fraîche date et toutes récentes. Ceux qui ont eu entre les mains des lettres de lui, datées de ces temps anciens, et dans lesquelles il racontait ce qu’il sentait alors, ont pu comparer ce qu’il y disait avec ce qu’il a dit depuis dans ses Mémoires : rien ne se ressemble moins. Je n’en indiquerai qu’un tout petit exemple. En 1802, étant allé pour affaire à Avignon, il fit une excursion jusqu’à Vaucluse, et dans une lettre à Fontanes, datée du 6 novembre 1802, il disait : « J’arrive de Vaucluse ; je vous dirai ce que c’est. Cela vaut sa réputation. Quant à Laure la bégueule et Pétrarque le bel-esprit, ils m’ont gâté la fontaine. J’ai pensé me