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CAUSERIES DU LUNDI

ditions de sa belle nature, ce qu’on peut souhaiter à M. de Laprade, c’est qu’il fasse intervenir plus distinctement dans ses compositions la personne humaine :

Regarde dans ton cœur, c’est là que sont les dieux,

a-t-il dit lui-même, et il n’a qu’à suivre son précepte. En avançant dans la vie, il a pu ressentir de plus en plus les douleurs et goûter les affections légitimes : le fils qui pleure une mère, l’époux qui va s’attendrir sur le berceau d’un enfant, c’est là de quoi animer raisonnablement le platonicien, et de quoi achever l’homme dans le poëte[1].

Bien que dans un ordre également élevé, et venant à

  1. Dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1852, je lis, comme en réponse à mon vœu et à mon désir, une belle et large Idylle de M. de Laprade, intitulée les Deux Muses ; l’amour y a sa part, bien que le culte de la nature y garde le dessus : selon moi, c’est son chef-d’œuvre, sa pièce la plus accessible et la plus sentie. — Il n’a guère persisté dans cette voie, il a continué de pîaloniser, d’évangéliser vaguement en vers, en même temps qu’il est quelque peu devenu (depuis surtout son entrée à l’Académie) un homme de coterie religieuse et politique. — Un crilique de beaucoup de finesse, mais dont il faut détacher les mots piquants du milieu de bien des fatuités et des extravagances, Barbey d’Aurevilly, comparant un jour les dernières poésies de M. de Laprade avec celles d’un autre poète également moral et froid, concluait en disant : » Au moins, avec M. de Laprade, l’ennui tombe de plus haut. » C’est plus satirique que juste, mais le mot est lâché : l’écueil est là ; gare aux beaux vers qui sont ennuyeux ! — Je me rappelle qu’un jour, comme je mettais en avant le nom de M. de Laprade pour la chaire de Poésie latine au Collège de France, M. Fortoul, qui avait été son condisciple, me dit : « Non, il me ferait trop mal Horace, » — Il y a un vers de M. de Laprade qui exprime bien l’excès de son système, de son naturalisme métaphysique ; c’est quand il dit à un chêne :
    Pour ta sérénité je t’aime entre nos frères !
    Ce qu’Augustin Thierry parodiait de la sorte, s’adressant à une citrouille :
    Pour ta rotondité je t’aime entre nos sœurs !