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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/177

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DE JOSEPH DELORME.

ou plutôt il n’y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont des couleurs sans nom ; mais, selon la disposition d’âme du spectateur, selon la saison de l’année, l’heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l’infini, et permettent au poëte et au peintre d’inventer aussi à l’infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions ; un arbre est vert, vite du beau vert ; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante ; ils démêlent ce qui est de l’heure et du lieu, ce qui s’harmonise le mieux avec la pensée du tout ; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. Nous renvoyons les incrédules à André Chénier, à Alfred de Vigny, à Victor Hugo. Qu’on se tranquillise donc sur cette monotonie prétendue. Le pittoresque n’est pas une boîte à couleurs qui se vide et s’épuise en un jour ; c’est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.


XVII

L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une