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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/309

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ET TÉMOIGNAGES.

a pu lire, ajoutée à la XVe Pensée. Ce contradicteur était, je le crois bien, M. Duvergier de Hauranne, de tout temps très-preste à relever le gant, et qui portait alors dans les sujets littéraires le même esprit de surveillance piquante qu’il a depuis appliqué aux matières politiques. Il y avait eu, d’ailleurs, des mots assez vifs qui avaient couru dans les salons, au sujet de Joseph Delorme. La duchesse de Broglie avait daigné trouver (et rien de plus naturel à son point de vue) que c’était immoral ; M. Guizot, que je n’avais pas encore l’honneur de connaître, avait dit, par un de ces mots qui résument d’un trait et circulent aisément, que c’était un Werther jacobin et carabin. Le mot n’était juste qu’à demi ; Joseph Delorme n’aurait jamais été qu’un girondin. Je mettrai fin moi-même à ces souvenirs de jeunesse dans lesquels je m’aperçois que j’abonde un peu trop, par une lettre tout amicale que je reçus alors de M. Jouffroy, et qui m’est douce autant qu’honorable ; on y trouve un cachet de bonté qui se joignait à la supériorité chez cet homme excellent :


« 2 avril 1829.

« Je vous remercie de tout mon cœur, mon cher ami, et de votre charmant volume et du plaisir qu’il m’a donné. Je sympathise profondément avec tous les sentiments que vous avez chantés, et j’en ai été si fortement saisi, que j’ai lu tout d’un trait la Préface, les Vers et les Pensées. Ne doutez pas de vous-même, je vous en conjure ; vous êtes poëte par le cœur, vraiment poëte ; et vous ne l’êtes pas moins par l’imagination. Votre style étincelle de beautés vives et naturelles qui relèvent les choses les plus communes et rajeunissent les plus fanées. Vous donnez du corps à toutes choses et mettez bien sous les yeux ce que vous voulez peindre. Il y a surtout dans votre poésie une émotion vraie et profonde qui va au cœur et fait qu’on s’intéresse aux sentiments que vous décrivez, comme aux joies et aux douleurs d’un ami, Les vers ne sont pas pour vous un métier, mais une manière plus expansive de sentir. Voilà ce qui donne à votre Recueil un charme qui lui est propre et qui me forcera bien souvent d’y revenir et de le relire. Quant à la forme, nous ne diffé-