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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/32

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VIE DE JOSEPH DELORME


Qui rendra ma fraîche pensée
À son rêver délicieux ?
Quel prisme à ma vue effacée
Repeindra la couleur passée
Où nageaient la terre et les cieux ?

Était-ce une blanche atmosphère,
Le brouillard doré du matin,
Ou du soir la rougeur légère,
Ou cette pâleur de bergère
Dont Phébé nuance son teint

Était-ce la couleur de l’onde
Quand son cristal profond et pur
Réfléchit le dame du monde ?
Ou l’œil bleu de la beauté blonde
Luisait-il d’un si tendre azur ?

Mais bleue encore est la prunelle ;
Mais l’onde encore est un miroir ;
Phébé toujours luit aussi belle ;
Chaque matin l’aube est nouvelle,
Et le ciel rougit chaque soir.

Et moi, mon regard est sans vie ;
Dans l’univers décoloré
Je traîne l’inutile envie
D’y revoir la lueur ravie
Qui d’abord l’avait éclairé.

Je soulève en vain la paupière ;
Sans l’œil de l’âme, que voit-on ?
Ô Ciel, ôte-moi ta lumière ;
Mais rends-moi ma flamme première ;
Aveugle-moi comme Milton !


Enfant, je suis Milton ! relève ton courage ;
N’use point ta jeunesse à sécher dans le deuil ;
Il est pour les humains un plus noble partage
Avant de descendre au cercueil !

Abandonne la plainte à la vierge abusée,
Qui, sur ses longs fuseaux se pâmant à loisir,
Dans de vagues élans se complaît, amusée
Au récit de son déplaisir.