Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/433

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
111
JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

« On se souvient d’un modeste volume qui parut l’an dernier sous le titre de Poésies de Joseph Delorme. Ce volume, où il y avait beaucoup à louer et beaucoup à reprendre, fut, comme il arrive toujours, fort diversement jugé. Ceux qui prirent la peine de le lire en entier y trouvèrent, en général, une rare originalité, et tous les germes d’un talent qui devait se développer et grandir. Ceux, au contraire, qui ne le connurent que par deux ou trois pièces choisies maladroitement où à mauvaise intention, déclarèrent l’auteur indigne de tout examen sérieux. Cet auteur est encore celui des Consolations, et, quand il ne l’avouerait pas dans sa préface, de l’un à l’autre de ces ouvrages il y a filiation évidente : ce sont en quelque sorte le premier et le second chapitre d’un roman qui est encore loin d’être fini. Joseph Delorme, en un mot, exprime un certain état de l’âme ; les Consolations, un autre état de la même âme ; mais chacun des deux volumes n’en exprime qu’un seul. De là, si on veut le comprendre et le sentir, la nécessité, cette fois comme l’autre, de lire toutes les pièces dans leur ordre. Isolées, elles perdent leur sens, ou seulement mises hors de leur place : ce ne sont plus alors que des fragments séparés d’une œuvre qui se lie ; ce ne sont plus que les membres disjoints d’un corps qui se tient. Il y a dans cette manière de procéder quelque chose d’un peu lent et peut-être d’assez monotone, mais qui ne manque pas de charme. On aime à suivre cette pensée unique à travers tous ses détours et sous toutes ses transformations ; à la voir avancer doucement, puis se replier sur elle-même, puis avancer de nouveau. Ainsi elle se produit bien plus complète, elle se développe bien plus large que si, conçue par un esprit vif et encadrée dans cinq ou six strophes, elle y brillait un moment pour disparaître après.

« Nous avons dû commencer par cette observation, parce qu’elle est capitale. Elle explique comment des esprits judicieux et droits se sont complétement mépris sur le livre de M. Sainte-Beuve ; elle nous explique à nous-même comment, éprouvant d’abord peu de sympathie pour son talent, nous nous sommes par degrés laissé prendre et entraîner. Une poésie un peu intime a d’ailleurs besoin, même chez le lecteur, de solitude et de méditation. Jetée comme délassement au milieu des préoccupations politiques, ou prise après dîner pour stimuler la langueur d’une conversation qui ennuie, comment pourrait-elle être sentie ?

« Maintenant disons quel est le sujet des Consolations. Joseph Delorme nous avait montré un pauvre jeune homme doué de belles facultés, mais brisé par le malheur, aigri par la pauvreté, égaré par le désespoir, mélange douloureux de sentiments élevés et de