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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/556

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PENSÉES D’AOÛT.

C’est maint secret encore, une coupe, un seul mot
Qui raffermit à temps le ton qui baissait trop,
Un son inattendu, quelque lettre pressée
Par où le vers poussé porte mieux la pensée.
À ce jeu délicat qui veut être senti
Bien aisément se heurte un pas inaverti.
Cet air de prose, au loin, sans que rien la rehausse,
Peut faire voir nos prés comme on verrait la Beauce ;
Mais soudain le pied manque, et l’on dit : Faute d’art !
Qui donc irait courir dans Venise au hasard ?

Virgile l’enchanteur, ce plus divin des maîtres,
Quand jeune il essayait ses églogues champêtres,
Quand, dans ce grand effort pour le laurier romain,
Se croyant tard venu, par un nouveau chemin
Il tâchait d’être simple en des vers pleins d’étude,
Dont l’art, souvent hardi, s’oublie en habitude,
Parut-il dès l’abord avoir tout remporté,
Et son Cujum pecus ne fut-il pas noté ?
Despréaux l’éternel, que toujours on oppose,
Quand de son vers sensé, si voisin de la prose,
Il relevait pourtant la limite et le tour,
N’eut-il pas maint secret, tout neuf au premier jour,
Que Chapelain blâmait et que Brossette épèle,
Qu’au lieu de répéter il faut qu’on renouvelle ?
D’Huet ou de Segrais le vieux goût alarmé
Resta blessé d’un vers, aujourd’hui désarmé ;
Car, en y trop touchant, on usa la mémoire
De tant de traits heureux brisés dans leur victoire[1].

  1. C’est le cas et le lieu de mettre ici cette pensée, qui aurait dû trouver place parmi celles de Joseph Delorme, et qui est un des articles de l’Art poétique moderne, en tant que cet Art existe :

    « La poésie des Anciens, celle des Grecs du moins, était élevée au-dessus de la prose et de la langue courante comme un balcon. Le nôtre n’a été, dès l’origine, que terre à terre et comme de rez-de-chaussée avec la