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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/146

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PORT-ROYAL.

laisser ouvert aussi et qui voit moyennant la lumière ; et cette lumière, il l’a dès qu’il s’ouvre, il en est environné. Voilà l’image de l’âme d’Adam dans sa liberté première. Les Thomistes admettaient au contraire que même pour les Anges, et pour Adam, avant leur chute, il y avait grâce efficace, prédestination gratuite et prédétermination suprême, toutes choses embarrassantes qui redoublent le mystère et font obscurcissement autour de la justice et de la miséricorde de Dieu. Jansénius, à la suite d’Augustin, diffère tout-à-fait des Thomistes là-dessus. Concevons bien sa pensée : tout ce que les Pélagiens et Semi-Pélagiens, les champions optimistes de la nature humaine actuelle disent volontiers en l’honneur de l’homme d’aujourd’hui, Jansénius le réservait et le transportait, en quelque sorte, à l’homme d’avant la Chute, à l’Adam primitif, mais en y mettant bien autrement de pureté, de chasteté, d’idéal, et aussi de précision théologique. La méthode de Pélage, je l’ai assez dit, avait été, en relevant l’homme actuel déchu, de déprimer l’Adam de la Création, de supposer qu’il n’y a pas entre eux si grande différence, en un mot de baisser la haie du Paradis et de réduire l’abîme d’intervalle à n’être qu’un fossé. Il imputait à l’Adam primitif le germe de nos cupidités, de nos passions, de nos désirs, de nos plaisirs, même une sorte de mort ; son Éden était grossier. Chez Jansénius rien de cela. La majesté, la gloire, la chasteté de l’Adam primitif, tel qu’il le déduit de saint Augustin, sont grandes ; l’Adam de Milton lui-même y reste inférieur. Chez Milton, Ève s’endort ; Satan, déguisé en crapaud, lui parle à l’oreille en songe : elle croit voir une figure d’Ange qui, près de l’arbre de la Science, cueille la pomme et, l’ayant goûtée, s’écrie : « fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux ainsi cueilli, défendu ici, ce semble, comme ne convenant qu’à des Dieux… »