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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/148

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PORT-ROYAL.

présence du fruit dépendu (pour prendre la figure sacrée), son choix s’est fait, non provoqué aucunement par la saveur et le désir, mais par sa volonté la plus idéale, par sa conception propre qui a décidé de désobéir et de se préférer à Dieu. Le désir en lui, loin de tenter et de corrompre la volonté, a été plutôt commandé et dépravé par elle, et, quoiqu’à l’instant tout en lui soit devenu également mauvais, on peut dire que la volonté a mené le désir, et non le désir la volonté. Qu’on y réfléchisse, et on trouvera dans cette manière d’entendre la Chute une profondeur de spiritualisme et une portée interne qu’il serait peu juste de demander sans doute aux couleurs d’un poète et qui n’aurait pu se traduire, je le crois bien, en tableaux, mais qui ne saurait être dépassé dans l’ordre théologique.[1]

Si Jansénius écrase et ravale si fort l’homme d’aujourd’hui, on le conçoit, ce n’est donc que parce qu’il croit savoir à fond la responsabilité entière de l’Adam primitif, ce père de tous, et l’énormité de son crime, si aisément évitable, si librement et souverainement voulu. S’il rend Dieu si terrible de nos jours, c’est parce qu’il l’a fait miséricordieusement et magnifiquement juste dans la création de l’être libre, ordonné à l’origine par rapport à la beauté de tout l’ouvrage.

  1. Bossuet, en ses Élévations, a une manière analogue de considérer la Chute ; il dit du libre arbitre des Anges : «Dans un parfait équilibre, la volonté des saints Anges donnoit seule, pour ainsi dire, le coup de l’élection : et leur choix que la Grâce aidoit, mais qu’elle ne déterminoit pas, sortoit comme de lui-même par sa propre et seule détermination.» (IVe Semaine, IIIe Élévation.) Ce qui est ici commun avec la doctrine de Jansénius, c’est ce coup de l’élection que frappait dans sa libre sphère sereine la volonté des saints Anges. Or l’homme, selon Bossuet qui se fonde au Psalmiste, n’avait été créé qu’un peu au-dessous ; quoiqu’il eût un corps, la concupiscence alors n’y était pas, et son libre arbitre devait agir à peu près comme celui des Anges.