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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/239

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LIVRE DEUXIÈME.

mas (c’était le vrai nom de famille), maître des Comptes à Rouen, vivait en homme de probité, mêlé au monde. Le curé de Sainte-Croix-Saint-Ouen, sa paroisse, le Père Maignart de l’Oratoire, ayant connu M. de Saint-Cyran, et l’étant venu consulter secrètement à Paris, résolut de se démettre de sa cure pour s’appliquer sans partage à la pénitence. M. Thomas, à cette brusque nouvelle, outré de perdre son curé, en homme vif et bouillant qu’il était, part sur l’heure pour l’aller chercher à Paris et tombe chez M. de Saint-Cyran, qui, sorti tout récemment de Vincennes, se trouvait en visite à Port-Royal des Champs. M. Thomas veut y courir et l’y relancer dans le désert ; on a grand' peine à le modérer. M. de Saint-Cyran prévenu revient ; M. Thomas l’aborde à haute voix et lui parle avec un grand échauffement de l’affaire qui le touche, et de cette perte d’un curé précieux qu’il lui imputait. M. de Saint-Cyran lui laissa jeter son feu ; puis, reprenant, il se mit à discourir à son tour des devoirs redoutables qui concernaient et les pasteurs et aussi les fidèles ; les grandes vérités, les tonnerres et l’onction se mêlèrent si bien dans sa bouche, que M. Thomas, tout retourné et désarmé, finit par lui dire : « Je croyois être venu, Monsieur, pour mon curé, mais je vois bien que c’est pour moi-même et pour mon propre salut que je suis accouru à vous. »

Il le quitta donc, bien heureusement blessé, emportant le trait de la Grâce. De retour chez lui, sans marchander sur les moyens, homme franc et d’un cœur ouvert, nous dit son fils, il dressa un inventaire de son bien pour se dépouiller, avant toutes choses, de ce qu’il jugerait moins légitimement acquis. Profitant de l’offre du saint abbé, il envoya trois de ses filles pour être élevées au monastère de Port-Royal de Paris (deux y prirent le voile), et trois de ses fils pour être élevés à Port-