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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/394

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PORT-ROYAL.

parle Montaigne, l’autre répond saint Augustin, et avec un demi-tour les voilà au pas. Comme il arrive aux esprits perçants qui ont longtemps creusé un auteur un peu profond, chacun retrouve tout dans son auteur, soit parce qu’en effet il y a de tout, soit parce qu’il l’y met.[1]

  1. Cela est généralement vrai ; je ne sais qui a dit (mais ce n’est pas le comte de Maistre, comme l’a cru M. Sayous) : «Tout est dans Bayle, il ne s’agit que de l’en tirer.» Il y a un vieux proverbe : Je crains les gens d’un seul livre. Je ne les crains que s’ils sont ennuyeux : autrement, c’est l’ingénieux qui domine ; ils s’évertuent dans leur cercle et s’y font un monde. Le propre de l’esprit est ainsi de se mettre et de se retrouver tout entier dans les plis et les replis de chaque chose, une fois qu’il s’y est logé. La forme seule des systèmes varie et se renouvelle, non le fond. L’esprit humain a, je le crois, une infinité de manières différentes de faire le tour de sa loge et d’en fureter les coins ; mais elles peuvent se rapporter à quatre ou cinq principales. Ce qui a fait dire qu’en matière de philosophie (et si on ne s’élève pas au delà) l’humanité joue perpétuellement aux quatre coins changés. Quand donc, chez des auteurs tout différents, sous des formes toutes contraires, on retrouve des points semblables, il y a surprise comme d’une nouveauté, et sourire ; et pourtant il ne faudrait pas tant s’étonner. Je conçois surtout les ressources de découverte qu’offre à cet égard saint Augustin si profond, si prodigieux d’esprit, mais de plus si creusé, si subtil. Le cheveu bien souvent y est mis en quatre. Et combien de ses phrases, de ses pensées (j’en parle quant au style et en toute révérence), ne font-elles pas l’effet de vouloir dire : «Cela est, et à la fois cela n’est pas, et il y a encore quelque chose entre deux ?» — Le grand Frédéric, si sensé, si pratique, et qui ne se gênait pas, a parlé quelque part de l’évêque d’Hippone comme d’un pitoyable raisonneur. Le fait est que saint Augustin est l’homme qui suit, en raisonnant, la méthode la plus opposée à celle d’Aristote ou de Descartes ; il a perfectionné la méthode de raisonner par imagination, par réverbération, par allitération, par assonance, par antithèse ; ce très-grand et très-aimable rhétoricien et théologien, si merveilleusement spirituel, a rendu la logique du surnaturel la plus spécieuse du monde ; il l’a proprement constituée ; il a réponse à tout, explication pour tout ; dans les défilés d’où la raison pure et simple, d’où le bon sens pédestre ne se tirerait jamais, il passe par-dessus en métaphore : ses écrits sont un arsenal où, depuis, tous les orateurs et les raisonneurs sacrés sont venus puiser et se fournir. — Avec un tel auteur, si on s’y enferme, la mine, on le croira, est inépuisable.