Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/399

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
389
LIVRE TROISIÈME.

vous a rappelé de ce plaisir dangereux, a jucunditate pestifera, comme dit saint Augustin, d’autant plus croyable en cela, qu’il étoit autrefois dans ces sentiments : et comme vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les hérétiques de son temps, ce fut aussi par ce même doute des Académiciens que saint Augustin quitta l’hérésie des Manichéens. Mais depuis qu’il fut à Dieu, il renonça à cette vanité qu’il appelle sacrilège ; il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de ne pas nous laisser séduire par ces discours : car il avoue qu’il y a en cela un certain agrément qui enlève ; on croit quelquefois les choses véritables parce qu’on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, que l’on sert en de beaux plats ; mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur, le laissent vide. On ressemble alors à des gens qui dorment et qui croient manger en dormant. »

M. de Saci dit encore à M. Pascal plusieurs choses semblables, sur quoi celui-ci lui dit que, s’il lui faisoit compliment de bien posséder Montaigne, et de le savoir bien tourner, il pouvoit lui dire sans compliment qu’il possédoit bien mieux saint Augustin, et qu’il le savoit bien mieux tourner, quoique peu avantageusement en faveur du pauvre Montaigne. Il (M. Pascal) lui parut être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu’il (M. de Saci) venoit de lui représenter. Cependant, étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et ajouta : «Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme, laquelle, de la société avec Dieu où il s’élevoit par les maximes de sa foible raison, le précipite dans la condition des bêtes. J’aurois aimé de tout mon cœur[1] le ministre d’une si grande vengeance, si, étant humble disciple de l’Église par la foi, il eût suivi les règles de la morale… »

  1. Les éditions de Pascal lui font dire ici : On aimerait de tout son cœur…, on ne peut voir sans joie… Pourquoi donc, quand on saisit sur le fait l’accent et l’homme, aller prendre plaisir à l’atténuer ? Les Jansénistes n’ont déjà que trop employé le on ; quand on rencontre le je, pourquoi l’ôter ?