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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/413

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LIVRE TROISIÈME.

honnête homme est celui que Montaigne a affecté de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même. Il est vrai qu’il tache autant qu’il peut d’éloigner de lui le soupçon d’une vanité basse et populaire, en parlant librement de ses défauts aussi bien que de ses bonnes qualités, ce qui a quelque chose d’aimable par une apparence de sincérité ; mais il est facile de voir que tout cela n’est qu’un jeu et qu’un artifice qui doit le rendre encore plus odieux. Il parle de ses vices pour les faire connoître, et non pour les faire détester ; il ne prétend pas qu’on doive moins l’en estimer ; il les regarde comme des choses à peu près indifférentes, et plutôt galantes que honteuses : s’il les découvre, c’est qu’il s’en soucie peu, et qu’il croit qu’il n’en sera pas plus vil ni plus méprisable ; mais, quand il appréhende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher. (Et ici on remarque, d’après Balzac, qu’il a bien su nous dire qu’il avait un page, et qu’il n’a pas eu le même soin de rappeler que, comme Conseiller au Parlement il avait eu un clerc)… Mais ce n’est pas le plus grand mal de cet auteur que la vanité, et il est plein d’un si grand nombre d’infamies honteuses et de maximes épicuriennes et impies, qu’il est étrange qu’on l’ait souffert si longtemps dans les mains de tout le monde, et qu’il y ait même des personnes d’esprit qui n’en connoissent pas le venin.
« Il ne faut point d’autres preuves pour juger de son libertinage que cette manière même dont il parle de ses vices car, reconnoissant en plusieurs endroits qu’il avoit été engagé en un grand nombre de désordres criminels, il déclare néanmoins en d’autres qu’il ne se repent de rien, et que s’il avoit à revivre, il revivroit comme il avoit vécu… (Et l’on cite à l’appui une série de phrases de Montaigne en les ramassant toutefois et en les isolant de leur lieu.)[1] Pa-

  1. La première phrase des Confessions de Rousseau semble avoir été calquée sur ce passage de la Logique, pour en vérifier tout exprès et en défier l’anathème : « … Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra… Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes