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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/452

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PORT-ROYAL.

un petit Juif marchant à pas comptés, Spinosa, va vous le dire : dans l’embarras où vous êtes, la lampe éteinte et le labyrinthe écroulé, c’est lui qui vous recueillera. Un grand ciel morne, un profond univers roulant, muet, inconnu, où de temps en temps, par places et par phases, s’assemble, se produit et se renouvelle la vie ; l’homme éclosant un moment, brillant et mourant avec les mille insectes, sur cette île d’herbe flottante dans un marais : voilà, mathématiques ou pyrrhonisme de forme à part, la grande solution suprême[1]. Tout ce que Montaigne y a prodigué de riant et de flatteur au regard n’est que pour faire rideau à l’abîme, et, comme il le dirait, pour gazonner la tombe.

Le Spinosisme donc (je prends exprès le nom le plus terne) comme bassin et couvercle d’airain à cette mer dont nous avons vu trembler et rire en tout sens l’écume et les flots ![2]

Une des grandes causes du succès de Montaigne, et

  1. Ce serait une étude à suivre, un compte à réclamer, et comme une liquidation après faillite, en ce triste jeu des opinions humaines, que la même solution forcément finale, le même caput mortuum (selon la différence des époques, des langues, et des humeurs particulières), se produisant, se dérobant par des milieux et sous des aspects aussi différents que Montaigne, Spinosa, Condorcet, Hegel ; car je les appelle des aspects, des appareils différents d’une seule et même fin.
  2. Tout procès est désagréable à soutenir : celui-ci, où Port-Royal nous a engagé contre Montaigne, nous a bien coûté. Que nous eussions mieux aimé le pouvoir prendre comme lui-même il s’est offert, de biais, sans violence ! Ce qui se trouve vrai quand on presse et qu’on tord son livre, ne l’est pas également quand on ne fait que l’ouvrir et le feuilleter ; on hésite, et l’on se reprendrait, malgré tout, à répéter alors ce qu’une muse aimable a si bien exprimé :

    À travers les vieux pins qui peuplent la campagne,
    Des pas qu’on n’entend plus sont restés imprimés :
    Je crois suivre les pas du paisible Montagne,