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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/454

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PORT-ROYAL.

l’on recommence. Une quelconque de ses pages semble la plus fertile et la plus folle prairie, un champ libre et indompté : longues herbes et gaillardes, parfums sous l’épine, fleurs qui émaillent, insectes qui chantent, ruisseaux là-dessous, le tout fourmillant et bruissant (scaturiens). Il n’avait pas la conception d’ensemble ni l’invention d’un vaste dessein ; à quoi bon tant combiner et se tant lasser ? L’invention du détail et le génie de l’expression lui tenaient lieu des autres parties, il le savait bien ; il rachetait sans peine et retrouvait tout par là : « Je n’ay point d’aultre sergeant de bande à ranger mes pièces que la fortune. » Tout donc s’animait, tout se levait dans son discours à la libre voix de ce sergent de fortune, et chaque pensée à la hâte, casque ou pompon en tête, faisait recrue. Quelle jeune armée ! un peu bigarrée, dira-t-on ; car tout fait montre : la pensée est sortie enharnachée comme elle a pu, toujours trait en main, toujours prompte et vive. La couture de l’idée à l’image est si en dedans qu’on ne la voit ni qu’on n’y songe ; pensée, image, chez lui, c’est tout un : junctura callidus acri. Quant à la couture de l’image à l’image, il la supprime et va son train de l’une à l’autre, enjambant comme un Basque agile, d’un jarret souple, d’un pied hardi. Voici entre mille un exemple, à peine choisi, de cette série de métaphores qui déjouent la règle prudente des rhéteurs ; il s’agit des auteurs du temps qui ne craignent pas d’insérer dans leurs écrits de grands fragments des Anciens et de se risquer à la comparaison :

«Il m’adveint, l’aultre jour, de tumber sur un tel passage ; j’avois traisné languissant aprez des paroles françoises si exsangues, si descharnées et si vuides de matière et de sens, que ce n’estoit voirement que paroles françoises : au bout d’un long et ennuyeux chemin, je veins à rencontrer