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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/528

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PORT-ROYAL.

règne de Henri IV. Mais, au point de vue qui nous occupe, il suffit qu’aucun de ces écrivains intermédiaires, si on les prenait un à un ne nous offre d’une manière nette et dégagée les qualités que réclamait le progrès de l’esprit français dans le nouveau siècle qu’aucun ne se montre essentiellement guéri des défauts dont un bon esprit devait commencer à s’impatienter et à souffrir.

« Si riche que soit la langue du seizième siècle pour les amateurs, pour ceux qui aiment à s’arrêter sur nos époques anciennes et à en goûter les saveurs nourricières et domestiques, je ne vois que deux écrivains complets en ce siècle, Rabelais et Montaigne ; eux seuls sont bien maîtres de leur langue, de leur phrase : — l’un Rabelais, la gouvernant amplement, largement, sur tous les tons et dans tous ses membres, sans embarras, d’un tour plein et aisé, avec grâce et harmonie ; l’autre, Montaigne, la coupant et l’aiguisant, la tournant et la tordant comme il veut et selon le point où il veut diriger et fixer sa pensée ; — Rabelais plus grand écrivain, si j’ose dire, que Montaigne et de meilleur goût (sauf les ordures) ; Rabelais plus de l’école de Platon pour la phrase ; — Montaigne plus de l’école de Sénèque. Hors ces deux-là, la langue du seizième siècle, chez tous les autres, et si bien employée qu’elle soit, même par Amyot, va un peu au hasard ; elle mène ses gens, qui ne la mènent point. Une fois embarqués en paroles, ils sont poussés plus loin qu’ils ne comptaient. On ne sait trop avec eux où commence une phrase, ni où elle finit. Il y a des inutilités, des obscurités à tout instant. Cette obscurité tient à plusieurs causes. Les phrases s’enchevêtrent en voulant se lier les unes aux autres. Elles se commandent plus qu’il n’en commode à la vivacité française et à la netteté du sens. Croyez bien qu’en parlant, en causant, on ne faisait point ainsi : on était vif, bien français ; les Mémoires de la reine Marguerite, les Lettres de Henri IV le disent assez ; mais, du moment qu’on se mettait à écrire, une certaine solennité vous revenait. La Renaissance avait remis en honneur les antiques formes latines oratoires. On retombait dans le style cicéronien ; on ne savait plus couper son discours ; on oubliait que les anciens eux-mêmes n’avaient pas eu tous les jours ce style de pompe et de gravité et que, dans ses lettres et billets, Cicéron a le style fort coupé. On ne savait pas secouer le joug du latinisme. Les parenthèses, les allonges, les queues, avec les écrivains du seizième siècle n’en finissent pas. Les souvenirs classiques qui leur reviennent, les citations à propos et hors de propos ajoutent à cet embarras du cortége (impedimenta orationis) ; le fil du discours en est interrompu ou ralenti : ajoutez à cela des images de toutes sortes ; on ne s’en refuse aucune. Les écrivains comme saint François de* Sales qui sont plus vifs et plus courts que les autres, ont trop de fleurs, des excès d’images, des comparaisons prises de partout et qui ont