Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/531

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
521
APPENDICE.

toirement à eux, que cet homme de sens, de savoir, prudent, assez ferme au besoin, et qui fournit une belle carrière, n’était pourtant pas ce qu’ils en voulaient faire de supérieur, soit en politique, soit en littérature ; qu’il était dénué de la vraie marque, de ce je ne sais quoi qui constitue en tout la véritable originalité. Je persistai à ne voir en lui que le premier des intermédiaires et des neutres. Et sur ce qu’un estimable professeur, M. Cougny[1], l’avait tour à tour rapproché de L’Hôpital, de Richelieu, de Descartes même pour l’idée de la Méthode, de Bossuet enfin pour l’idée aussi de l’Histoire universelle, et cela sans établir de ligne tranchée de démarcation, mais en s’efforçant au contraire de diminuer et de confondre les distances, je me révoltais dans ma conscience de critique contre ces assimilations téméraires et je m’écriais :

« Avoir en soi du Richelieu, du Descartes, du Bossuet, mais y pensez-vous bien ? Avoir en soi l’idée propre, l’étincelle vitale de ces grands hommes, c’est en être possédé, c’est sentir où l’on va, où l’on veut aller, c’est en avoir l’ardeur, le désir, et en faire sentir l’impulsion aux autres. Écrire et coucher sur le papier une idée qui ressemble à celle qui fait le point de départ de Descartes en philosophie, mais ne pas s’en servir, n’en pas sentir la puissance et la vertu, la laisser dormir à côté d’autres déjà sues de l’univers et déjà usées, c’est ne pas avoir du tout cette idée. Une idée émoussée et sans sa pointe n’est pas une idée. De même, développer en bons termes, d’après quelque ancien ou demi-ancien tel qu’Orose, un lieu commun sur la succession des Empires, ce n’est pas avoir une étincelle de cette flamme subite qui semblait illuminer Bossuet comme un Prophète et qui le transportait, lui et avec lui son auditoire, au-dessus des temps. Lisez Du Vair, lisez-le dans un de ses traités ou de ses discours, jusqu’au bout si vous pouvez, — dans son traité de l’Éloquence françoise qui sert de préface à ses traductions, dans son traité en forme de dialogues, entre Musée, Orphée et Linus (noms augustes pour déguiser des habitants de Paris), lesquels conversent ensemble durant le siège de 1589 et cherchent dans la philosophie un remède contre l’affreuse tristesse que leur donnent les misères du temps, — lisez tout cela, apprenez à y estimer l’homme et l’écrivain, mais tenez-le à son rang. C’est bien, c’est grave, c’est digne, c’est judicieusement déduit et nombreusement pesé ; mais c’est long, c’est connu, — connu de toute éternité ou de toute antiquité ; on en lirait jusqu’à demain que c’est toujours la même chose. Son style marche toujours dans sa toge ; il a, si j’ose dire, le rabat et les manchettes de Cicéron aux heures d’apparat, manchettes et rabat d’emprunt et

  1. Guillaume Du Vair ; Étude d’histoire littéraire avec des documents nouveaux…, par M. E. Cougny, professeur de rhétorique au lycée de Bourges, 1857.