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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/546

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PORT-ROYAL.

l’une à Notre-Dame, l’autre à Saint-Denis, et la troisième à Sainte-Geneviève ; et après cela qu’il laisse faire Dieu : s’il le veut guérir, il le guérira. » Je sortis là-dessus, et je vins dire cette nouvelle à mon malade qui en fut fort aise…
« Le dimanche, dès le matin qui étoit le 11 octobre, on vint dire à Port-Royal que M. de Saint-Cyran avoit fort mal passé la nuit. M. Singlin s’y rendit à l’heure même, et étant entré dans sa chambre, il trouva qu’on l’avoit laissé tout seul et qu’il ne parloit plus. Ses gens pensoient qu’il reposoit, et il entroit en apoplexie. M. Singlin fit aussitôt grand bruit, se plaignant de ce qu’on avoit si peu de soin d’un malade de cette importance. Mais il sut que tout le monde avoit été la plus grande partie de la nuit auprès de lui, et qu’on ne s’étoit retiré le matin que pour le contenter, parce qu’il avoit tant de bonté qu’il ne pouvoit souffrir que les autres s’incommodassent pour lui.
« Il avoit eu de fort grandes convulsions la nuit, qui avoient été causées par un remède dans lequel son domestique, pensant bien faire, mit un peu de sel pour le rendre plus fort, et, en le donnant, il en avoit laissé tomber quelque chose sur la plaie qu’on lui avoit faite. L’humeur mordicante du sel causa une telle douleur à M. de Saint Cyran qu’encore qu’il fut l’homme du monde le plus doux et le plus patient, il témoigna néanmoins qu’il souffroit des douleurs insupportables, et ensuite il entra dans des convulsions dont l’agitation causa le transport au cerveau.
« Il étoit encore debout à six heures du soir le samedi et dictoit à M. Des Touches la suite des points sur la Mort, lorsque son domestique entra avec ce remède, et il dit à M. Des Touches : « En voilà assez pour aujourd’hui, nous achèverons une autre fois. » Quoique M. de Saint-Cyran se soit toujours disposé à la mort, néanmoins il y avoit déjà quelques années qu’il le faisoit plus particulièrement, en dictant tous les jours deux ou trois pensées sur la Mort et sur la Pauvreté…
« M. Singlin, trouvant M. de Saint-Cyran en cet état et faisant du bruit, le fit revenir à lui. M. de Saint-Cyran, qui connoissoit assez la malice de ses ennemis, avoit toujours dit que, dès qu’il seroit malade, on ne manquât pas de lui faire recevoir ses sacrements, parce que, s’il arrivoit que l’on fût surpris, ils commenceroient aussitôt à en faire des contes et à dire que ç’auroit été par un jugement de Dieu ou qu’il seroit mort en huguenot.
« M. Singlin, le voyant revenir, lui rappela ce qu’il avoit dit, et lui demanda s’il ne vouloit pas bien qu’on allât avertir M. le curé. À quoi ayant répondu avec grande dévotion qu’il ne désiroit plus que cela, on partit aussitôt. M. Des Touches voulut lui-même aller avertir M. le curé. Il reçut donc le saint Viatique avec une piété et une présence d’esprit qui édifia tout le monde. La crainte que l’on avoit d’être surpris fit que l’on commença par là et qu’on ne donna l’Extrême-Onction qu’ensuite, car sans cela M. de Saint-Cyran auroit mieux aimé suivre la pratique de l’antiquité qui est de faire précéder l’Extrême-Onction, afin de servir de disposition au saint Viatique.
« Après que M. de Saint-Cyran eut communié, il eut pour le moins encore une grande heure de repos avec un jugement fort présent ; et il employa ce temps à remercier humblement Dieu de la grâce qu’il lui avoit faite. Mais ensuite il retomba dans l’apoplexie qui enfin l’emporta sur les onze heures du matin. M. Pallu, médecin, voyant cela, attribua ce bon intervalle qu’il avoit eu à une espèce de miracle, assurant que c’étoit une chose presque sans exemple… »