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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/551

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APPENDICE.

raccommodé avec la Cour. Et comme ce marquis (Bartet) avoit l’esprit vif, pénétrant, et qu’il étoit fin connoisseur des gens qu’il trouvoit, il me le déchiffra de cette sorte :

« C’étoit, me disoit-il, un savant homme que Saint-Cyran de Barcos, qui avoit déjà passé une partie de sa vie enfermé dans la solitude à ne voir personne, dans l’étude des saints Pères, qu’il savoit très-bien, n’ayant eu presque, depuis plus de vingt-cinq ans qu’il etoit abbé, d’autre occupation que celle-là. Outre l’étude des Pères, il s’étoit attaché à celle de l’histoire de l’Église, sur quoi le marquis prenoit plaisir de l’entendre parler. Ces entretiens lui paroissoient mêlés d’un fonds de candeur qui ne déplaisoit pas à un homme touché de l’amour du vrai par la qualité de son esprit et nourri aux déguisements de la Cour, et ne laissoient pas de lui être d’un grand ragoût, surtout quand il lui racontoit avec une ingénuité admirable la vie qu’on menoit à Port-Royal, et qu’il lui parloit à cœur ouvert, sans presque aucun ménagement, du docteur Arnauld, qui étoit alors à la tête des affaires, et de son collègue Nicole. Barcos étoit austère et vivoit dans une sévérité qu’il observoit comme l’esprit de la nouvelle morale, qu’on ne pratiquoit plus à Port-Royal, où l’on s’étoit relâché, disoit-il, mais qu’il faisoit pratiquer en son abbaye ; il prétendoit qu’on avoit trop de commerce à Paris avec le grand monde, qui s’introduisoit peu à peu dans le couvent par les entretiens des grilles, où les dames de qualité prenoient plaisir de s’aller délasser du bruit de la Cour à entendre parler des religieuses stylées à débiter les sentiments de saint Augustin sur la Grâce et sur la Prédestination. Ces airs si séculiers et si mondains lui déplaisoient au dernier point. Il trouvoit dans Arnauld de l’esprit, mais trop de commerce du monde, prétendant qu’il étoit trop dissipé et trop répandu ; et ayant appris la liaison qu’il avoit alors avec la duchesse da Longuevilie, il la traitoit de profanation, trouvant qu’il étoit impossible que par là l’esprit du siècle n’entrât dans leurs affaires et qu’il ne gâtât tout ; car c’est le propre, disoit-il, de cet esprit de corrompre la vérité et d’être un obstacle essentiel à son établissement.»
« Il étoit si déterminé à désapprouver la conduite qu’on tenoit à Paris pour la défense de la doctrine qu’on ne pouvoit le calmer sur cela ; c’est aussi pourquoi on ne le consultoit presque point sur les affaires du parti, et qu’on le laissoit là comme un homme chagrin dont on considéroit la vertu, qui faisoit honneur au parti. Il ne pouvoit approuver cette foule d’écrits qu’on faisoit à Port-Royal pour défendre la nouvelle opinion ; outre qu’il y trouvoit peu de bonne foi par ces sortes d’artifices dont on s’y servoit pour nier que les Propositions fussent de Jansénius, il étoit persuadé qu’il y avoit plus à gagner par une vie exemplaire et par de bonnes mœurs que par des discours et des écrits. Les livres, disoit-il, surtout ceux d’Arnauld, qui fait trop le docteur, et ceux de Nicole, qu’il traitoit d’ignorant, gâtent tout ; et il ne pouvoit approuver le démêlé qu’ils eurent l’un et l’autre contre Claude, ministre de Charenton, ni tout ce qu’ils écrivirent contre lui sur la transsubstantiation, prétendant que c’étoit sortir hors de leur sujet et qu’ils dévoient se renfermer dans la matière de la Grâce…»

Dans ce qui suit, le Père Rapin a trop mêlé du sien à ce qui lui venait de M. Bartet pour nous permettre de nous confier à lui plus longtemps ; mais tout ce premier point du discours, où l’on sent le témoignage indifférent et assez impartial d’un homme du monde