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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/99

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LIVRE DEUXIÈME.

Il est mieux toujours de ne se point faire illusion, même dans les matières les plus délicates et les plus chères. Le goût sans doute tient par bien des racines à l’âme ; Vauvenargues a dit : « Le goût est une aptitude à juger des objets de sentiment ; il faut donc avoir de l’âme pour avoir du goût. » Mais Vauvenargues, nous le savons, accorde beaucoup à la nature humaine, et dans sa propre générosité il lui prête un peu. Il serait trop triste que son mot sur le goût fût tout à fait faux ; mais on doit reconnaître qu’il n’est pas entièrement vrai. Malgré ce qu’on aimerait à croire, il faut se résigner à dire : Le goût est un don, comme tous les dons, comme ceux de l’art particulièrement ; c’est un sens singulier que l’exercice cultive, que la pratique aiguise. Il ne paraît jamais plus noble, plus complet, plus véritablement délicat et élevé, qu’au sein d’une nature saintement morale ; mais il se voit souvent très développé chez des natures bien différentes. Une certaine corruption agréable (est-il permis de le confesser ?) n’y messied pas, et en raffine même extrêmement plusieurs parties rares. Pour prendre des noms consacrés et d’un type reconnu de tous, qui donc a plus de goût que M. de Talleyrand ou que César ?

Comme la peinture, comme la musique, comme tous les arts qui se rapportent aux plus délicats de nos sens et dont lui-même il juge, le goût s’applique particulièrement à ce qui plaît, à ce qui sied selon les conditions mortelles. À la mort, quand tous les miroirs se briseront, il se perdra ; il n’y aura plus de goût, et tout ce qu’il avait de bon et de vrai ( s’il y a quelque chose d’absolu) rentrera simplement dans l’idée du Beau et du Vrai éternel.[1]

En attendant, ici-bas, il peut, comme tous les dons et

  1. « Videmus nunc per speculum aenigmate : tunc autem facie ad faciem. » (Saint Paul aux Corinthiens, I, chap. 13, vers. 12.)